
Une plongée passionnante au cœur d’une chambre à feu et à sang.
Par Alexandre Devecchio.

Cet entretien est paru dans la dernière livraison du Figaro Magazine. La dissolution décrétée par le président de la République a, décidément, marqué durablement les esprits et continue d’alimenter la chronique. Le présent entretien montre, une fois de plus, combien la démocratie peut se révéler manipulatrice et dissimulatrice, et combien elle a peu à voir avec un rapport clair entre l’Exécutif et le citoyen. Quant à l’idée, à la mode, selon laquelle la souveraineté serait désormais passée au Parlement et qu’il conviendrait de s’en réjouir, elle prête à la fois à sourire et à pitié. Le « Palais bourbier » évoqué ici paraît, à coup sûr, une expression bien plus conforme à la réalité du moment. La parlementaromania dont médias et politiciens ont fait preuve en la circonstance ne peut, à nos yeux, qu’ajouter encore une dose au dégoût des Français pour le régime en place. ■ JE SUIS FRANÇAIS
GRAND ENTRETIEN – Dans son nouveau livre, Palais Bourbier. Chronique d’une France ingouvernable (Robert Laffont), Wally Bordas, grand reporter politique au Figaro, révèle que lorsque Emmanuel Macron a pris la décision de dissoudre l’Assemblée, il imaginait un tout autre scénario.

LE FIGARO MAGAZINE. – « Palais Bourbier » est une plongée passionnante au cœur d’une chambre à feu et à sang. Comment en est-on arrivé-là ? Outre la dissolution d’Emmanuel Macron dont presque tout le monde reconnaît qu’elle était une erreur, le vrai péché originel n’est-il pas le cordon sanitaire du second tour ?
Wally BORDAS. – La dissolution n’a fait qu’accentuer une situation politique qui existait. Après les législatives de 2022, l’Assemblée n’avait déjà plus de majorité absolue et était coupée en trois blocs : la gauche d’un côté, l’alliance présidentielle au centre et les troupes de Marine Le Pen à droite. C’est d’ailleurs cette situation de blocage, à l’époque, très relative, qui pousse, en plus de la lourde défaite de son camp aux européennes, Emmanuel Macron à renvoyer les Français aux urnes. La campagne de 2024 a conduit à la situation inverse de celle qu’espérait le président de la République. Palais Bourbier révèle que l’un des principaux objectifs de la dissolution était de placer le RN au pouvoir pour le décrédibiliser en vue de 2027 et redorer le blason d’un président de la République sur le déclin. Mais le plan ne s’est pas déroulé comme prévu puisque entre les deux tours, la gauche rassemblée a tout de suite mis en place le « front républicain » pour empêcher Jordan Bardella d’arriver à Matignon. Gabriel Attal a adopté la même stratégie. Au lieu d’une majorité absolue RN, Emmanuel Macron s’est donc retrouvé avec un Palais-Bourbon sans aucune majorité et 11 groupes parlementaires. Du jamais-vu sous la Ve République.
Le front républicain n’était-il pas contraire à la logique institutionnelle ?
Il l’était, puisque plus de 220 candidats qualifiés pour le second tour dans des triangulaires se sont retirés et ont donc contraint les électeurs dans leur choix. Mais ce scénario était loin d’être celui imaginé par le président de la République, qui, entre les deux tours, avait déjà commencé à appeler individuellement plusieurs de ses candidats engagés dans des triangulaires contre le RN et la gauche pour les inciter à se maintenir malgré le risque RN dans leur circonscription. Contrairement à la gauche et à Gabriel Attal, Emmanuel Macron était défavorable au front républicain : il aurait préféré « laisser faire la nature », comme le racontent plusieurs de ses très proches dans mon ouvrage.
Depuis la fin de la IVe République, la France a rompu avec la culture parlementaire. Le bourbier que vous décrivez est-il le fruit de ce manque de culture ? Les députés français, quelle que soit leur couleur politique, étaient-il prêts à ce changement ?
Sous la Ve République, l’Assemblée nationale a presque toujours été une chambre d’enregistrement où des majorités souvent pléthoriques se contentaient de voter les lois des gouvernements qu’elles soutenaient. Les députés n’étaient pas prêts à ce changement, encore moins à deux ans et demi de la prochaine présidentielle. Paradoxalement, même si le Palais-Bourbon est devenu complètement imprévisible et ingérable, certaines forces politiques ont commencé à appréhender cette culture de compromis. C’est le cas des macronistes, qui y ont bien sûr été contraints, mais aussi des Républicains et du Parti socialiste, qui, pour des raisons stratégiques, ont décidé de ne pas rester dans des oppositions systématiques. Pour l’instant, les résultats sont peu probants, mais les choses bougent très vite. L’Assemblée nationale est un formidable observatoire de la recomposition politique qui se joue.
La stratégie insurrectionnelle des insoumis a-t-elle contribué à accroître le désordre ?
La bordélisation suprême de l’Assemblée par les insoumis entre 2022 et 2024 est l’un des facteurs de sa dissolution par le président de la République. Mais elle ne joue qu’un rôle mineur dans la situation de blocage dans laquelle sont aujourd’hui le Parlement et le pays. D’abord, parce que les troupes mélenchonistes à l’Assemblée ont été fragilisées : à gauche, leur domination n’est plus acquise. Elles ont donc largement adapté leur comportement : leur tumulte et leurs provocations sont moins systématiques. Ensuite, parce que la principale cause de l’instabilité et du chaos parlementaire actuel est la tripartition quasi « parfaite » du Palais-Bourbon. Dans cette situation, les députés insoumis peuvent s’agiter, vociférer, s’époumoner, leur vacarme est étouffé par le poids écrasant des rapports de force politiques.
Compte tenu de la tripartition de la vie politique, cette configuration est-elle appelée à durer ? Le macronisme apparaît en voie de décomposition. Dans ce contexte, se dirige-t-on vers un retour du duopole droite-gauche ?
Les macronistes errent dans l’Assemblée nationale comme des âmes en peine. Ils ne trouvent pour beaucoup plus aucun sens à leur mandat. Ils ne savent plus qui ils sont, pour qui ils roulent, ni ce qu’ils doivent défendre. Ils sont prêts à tous les reniements pour éviter un nouveau retour aux urnes. Leur aventure collective s’est terminée avec la dissolution. Ils me font penser à des loups solitaires : ils sont capables d’aller papillonner à droite, à gauche au gré du vent mais n’arrivent plus à chasser en meute. Il n’y a qu’à voir la plupart de leurs votes ou à écouter leurs prises de parole pour s’en rendre compte. Dans ce contexte, beaucoup sont tentés de regarder sur leur droite, d’autres, sur leur gauche. Difficile de prédire la fin de la tripartition de la vie politique ou le retour du traditionnel clivage droite-gauche. Une chose me semble en tout cas certaine : la recomposition de la vie politique française n’est pas terminée.
L’alliance de circonstance entre les macronistes et Les Républicains semble très fragile et menace à tout moment de s’effondrer. Peut-elle durer jusqu’à la fin du quinquennat ?
Ce qu’on appelle le « socle commun » me fait penser à une colocation forcée dans un appartement précaire. Tout le monde a envie de partir le plus rapidement possible, mais, pour l’instant, chacun a une bonne raison de rester. Sans Les Républicains, les macronistes auraient probablement dû laisser les clés du gouvernement à la gauche, numériquement supérieure. Et sans les troupes présidentielles, la droite LR n’aurait pas, depuis un an, regoûté à l’exercice du pouvoir et repris des couleurs. Pour l’instant, même si le désamour est grand, chacun y trouve son compte. En coulisses, cela donne tout de même lieu à des scènes parfois surréalistes, comme cette réunion complètement lunaire à Matignon sur le port du voile dans les clubs de sport, avec François Bayrou, Bruno Retailleau, Gérald Darmanin et Élisabeth Borne notamment, dont je raconte les coulisses dans mon livre. Les lignes sur le sujet divergeaient de manière diamétralement opposée et l’ambiance était à couteaux tirés. Un exemple parmi d’autres des divisions qui traversent cette alliance, particulièrement sur les sujets régaliens. Avant 2027, le temps de la rupture viendra forcément.
Votre livre peut se lire comme une série Netflix qui nous plongerait dans les coulisses de la vie politique avec ses tractations et ses complots. Alors que la France traverse une crise sans précédent, le bourbier parlementaire est-il en train de révéler la médiocrité d’une classe politique pas du tout à la hauteur des enjeux ?
Ce qui m’a frappé pendant cette enquête, c’est le nombre de complots ourdis par les uns et les autres pour tenter de tuer politiquement des personnalités pourtant censées être leurs alliés. C’est par exemple le cas de Gabriel Attal, dont je raconte dans le détail les manœuvres de couloir, pendant plusieurs jours, pour empêcher la candidature de Yaël Braun-Pivet à la présidence de l’Assemblée nationale. Et qui échouera, faute de courageux pour oser s’opposer à elle. Plus que jamais, les coups de poignard dans le dos sont devenus le lot quotidien d’un Palais-Bourbon animé par les rancœurs et les haines recuites. Depuis un an et demi, j’y ai vu bien plus de batailles pour des postes de pouvoir ou pour des manœuvres parlementaires que de vrais combats d’idées.
Si une fois de plus, l’équation ne fonctionne pas, l’impasse sera telle que le président de la République n’aura, à mon sens, plus que deux solutions : une nouvelle dissolution ou une démission
Au cours de l’année écoulée, le Parlement semble avoir fait du surplace. Comment analysez-vous cet immobilisme ?
Je ne compte plus le nombre de scénarios rocambolesques auxquels j’ai assisté cette dernière année dans l’hémicycle. C’est selon moi la principale raison de cet immobilisme. Les députés sont complètement imprévisibles et l’Assemblée n’a donc aucun cap. Peu importent les lois débattues, il est absolument impossible d’anticiper ce qui va se passer. J’ai par exemple vu des élus de la majorité relative voter contre leur propre texte sur les agriculteurs pour le repousser avant même qu’il ne soit débattu, ou encore des députés LR réécrire complètement le projet de loi de « simplification économique » grâce à leur mobilisation conjointe avec le RN avant de finalement s’abstenir de le voter à la fin. Des scènes inédites. Dans ce Palais-Bourbon, rien n’est écrit d’avance et c’est d’ailleurs ce qui a dissuadé François Bayrou d’y inscrire des textes gouvernementaux.
Cette classe politique est-elle le reflet de la société ? Au-delà de la politique, avez-vous voulu décrire la comédie humaine ?
Ce que j’aime à l’Assemblée nationale, c’est qu’au-delà des complots et des jeux politiques, il y a beaucoup d’humain. Si on jette dans l’hémicycle un œil attentif et indiscret, on y voit rapidement les prémices d’une histoire d’amour, d’une amitié improbable qui dépasse les clivages politiques ou, au contraire, d’une détestation réciproque entre deux députés. J’en raconte beaucoup dans mon livre : il y a par exemple cette élue qui reçoit une déclaration d’amour écrite en pleine séance de questions au gouvernement, cette électricité incessante dans l’air dès que Laurent Wauquiez et Marine Le Pen s’adressent la parole, ou encore ces dizaines de petites histoires à la buvette du Palais-Bourbon, comme lorsque des députés de gauche chantent L’Internationale devant des élus RN et que ces derniers leur répondent par une Marseillaise tonitruante.
Selon vous, Sébastien Lecornu sera-t-il capable de s’extraire du bourbier et plus largement d’en extraire la France ?
L’équation est complexe mais pas insoluble. Michel Barnier et François Bayrou, qui avaient deux méthodes bien différentes, ont tous les deux péché par orgueil. S’ils se sont dits ouverts aux compromis, les deux premiers ministres n’en ont finalement pas fait assez. Or, la situation mathématique de l’Assemblée en exige beaucoup. Elle nécessite aussi beaucoup de temps, de discussions avec les uns et les autres. Pas de préparer son budget dans son coin et de dire : « C’est ça ou rien ! » comme l’a fait François Bayrou. Sébastien Lecornu est-il l’homme de la situation ? Seuls les mois qui viennent le diront. Une chose est sûre : pour ne pas être censuré, il devra conserver le soutien des Républicains tout en offrant des concessions au Parti socialiste. Tout cela, sans trop brusquer le RN… Une partie loin d’être simple à jouer.
Vous notez à plusieurs reprises l’impuissance du président de la République. Reste qu’il vient de nommer à Matignon l’un de ses plus proches. L’une des clés de la paralysie actuelle n’est-elle pas sa prétention à gouverner sans majorité ?
Avec sa dissolution ratée, le maître des horloges s’est effectivement transformé en architecte du chaos institutionnel dans lequel nous sommes. Le problème, c’est que dans la situation actuelle, aucune force politique n’a assez de députés pour gouverner. Ni la gauche, qui n’a absolument pas gagné les élections comme elle le prétendait, ni le RN, ni les macronistes et leurs alliés des Républicains. Emmanuel Macron continue, malgré deux premiers ministres censurés, de choisir la majorité la moins relative. Si une fois de plus, l’équation ne fonctionne pas, l’impasse sera telle que le président de la République n’aura, à mon sens, plus que deux solutions : une nouvelle dissolution ou une démission. Ce n’est donc pas que le temps lui est compté, c’est qu’en attendant 2027, il en a trop… ■ ALEXANDRE DEVECCHIO


Certes, Emmanuel Macron est d’une imbécilité confondante, mais de là à élaborer une stratégie pour coller le RN majoritaire à l’Assemblée et faire de cette stratégie l’instrument massue pour qu’il ne l’ait assurément pas, ma foi, je n’imagine pas que son imbécilité puisse être à tel point crasse. En réalité, cette hypothèse est celle soutenue assez vite par les «commentateurs de plateau» (comme on dit), au temps de la «grande dissolution» – l’apprenti Devecchio n’est pas tout à fait autre chose que l’un de ceux qui fait florès dans les salles de maquillages, sauf qu’il n’est pas encore exactement lui-même, alors, il s’efforce à qui mieux mieux, à coups de bouquins, tout à fait prétentieux mais – nez-en-moins – aussi stupides que ceux qu’il aime commenter.
Sans doute que le «Conseil de dissolution» d’autrefois, présidé par l’imaginaire droitier Dominique de Villepin, poursuivait stratégiquement le but de faire virer la cuti d’une majorité parlementaire de droite à gauche, il ne faut pas pour autant aller imaginer qu’il ait pu passer par la tête du pragmatique gaucho Macron quelque chose d’inverse… Qu’il eût espéré le surgissement d’une force mélenchonienne est bien plus envisageable : entre vicieux on se comprend, on s’apprécie, et on se régale des troubles ; même si l’on ne soupire pas à de tout à fait semblables troubles, c’est bien le trouble que l’on poursuit en bandes organisées.