
Par Christophe Boutin.
Il y a des essais qui durent un été, et disparaissent ensuite dans les oubliettes dès que la réalité démontre la vanité de leurs thèses ; il en est d’autres au contraire auxquels le temps apporte une confirmation, ce qui incite à les relire pour comprendre ce qui leur permis de durer. C’est le cas de ce Qui est le diable de Régis Le Sommier, paru en 2024, dans lequel l’auteur part de son expérience de reporter de guerre et de la manière dont ses reportages ont pu être perçus en Occident pour poser la question de l’évolution – ou plutôt de l’involution– de la diplomatie occidentale.

Reporter de guerre : celui qui a passé une partie de sa jeunesse à Cherbourg, port de guerre ouvert sur l’infini de l’océan, comme les oies sauvages, part ensuite toujours vers la guerre. Afghanistan, Syrie, Ukraine, Le Sommier couvre les conflits au plus près de la ligne de front, emmené dans des situations dangereuses par des guides dont il n’est pas toujours sûr, ou va rencontrer des dirigeants honnis, avec toujours cette même volonté de rendre compte à ses lecteurs – ou maintenant spectateurs – de la réalité. « Il me manquait des clés pour comprendre et surtout aucune expérience locale » se plaint-il à un moment, mais c’est bien pour cela qu’il reste toujours à l’affut, loin du conformisme – maintenant autour de son site Omerta.
Que nous dit-il dans cet ouvrage ? Que l’Occident semble obsédé par l’idée de représenter le Bien, ce qui a pour conséquence que ceux qui s’opposent à lui sont nécessairement le Mal. Que, pour justifier cela, les médias occidentaux acceptent de reprendre sans les contester les storytelling des communicants, en les confortant, dans leurs pages ou sur les plateaux, par un aréopage de pseudo-experts. Que la diabolisation de l’adversaire rend à la fois incapable de négocier avant un conflit et de gérer la situation post-conflictuelle. La manière dont l’Irak a été traité par les Américains, les situations libyenne ou syrienne, pour ne rien dire de l’Ukraine, sont autant d’exemples évoqués par Le Sommier dans son ouvrage qui démontrent la justesse de ses analyses. Il évoque aussi les changements de pied de l’Occident, Mouammar Kadhafi plantant sa tente à Paris avant d’être traqué par le même Sarkozy qui le recevait en grande pompe, El Assad passé de démocrate occidentalisé à tyran sanguinaire, Ben Laden soutenu par la CIA en Afghanistan avant de devenir le grand Satan. Il montre comment le droit international est trahi, par les États-Unis en Irak, par la coalition occidentale, au premier rang de laquelle la France, en Libye – et il aurait pu évoquer aussi l’OTAN en Yougoslavie. Au nom du Bien, on s’affranchit non seulement des règles classiques de la diplomatie, mais aussi de celles d’un droit international dont on se prétend le héraut. Quelle peut être alors la crédibilité de cet Occident qui en arrive maintenant à désigner des diables en son sein quand ils ne font pas partie de l’oligarchie dirigeante (Le Sommier évoquant ici le cas de Donald Trump) ? La diabolisation de Trump a pourtant interdit aux démocrates de comprendre la rupture entre le peuple et l’oligarchie, les rendant incapables de lutter autrement que par des postures morales et des slogans dépassés qui creusaient encore ce fossé.
L’Occident est pris au piège de la diabolisation instrumentalisée par ses ennemis
Contrairement à ce qui lui a été reproché par les gardiens de la doxa, Régis Le Sommier ne prend pas un plaisir malsain à défendre les « méchants » dans le monde, et ne nie aucun des défauts des dirigeants dont il examine la diabolisation par l’Occident : il ne fait pas du Hamas un mouvement pacifiste, de Ben Laden un démocrate ou de Kadhafi un généreux africaniste, et Poutine est bien l’agresseur de l’Ukraine. Mais notre reporter de guerre rejoint les thèses de ces diplomates de l’école réaliste, qui, dans l’histoire, n’ont pas craint d’aller à la rencontre des ennemis de leurs États pour tenter de comprendre leurs positions, leurs mentalités, leurs choix, et de faire sur cette base une ouverture de négociations, quand cela était possible, ou, quand c’était impossible, de préparer un après-guerre viable pour les populations que l’on prétendait libérer de leurs tyrans.
Mais quel est le résultat des politiques actuelles ? En Afghanistan, écrit Le Sommier, « nous avons redonné les clés à ceux que nous avions chassés. C’est le constat cruel que nous n’avons pas gagné la guerre contre le terrorisme. Nous avons cru combattre le radicalisme. Nous l’avons renforcé. » Les démocrates américains ont découvert que Trump « avait littéralement créé des électeurs, mobilisant des gens qui, jusqu’alors, n’avais jamais voté ». Et la France là-dedans ? « Notre voix est de moins en moins audible dans le monde car elle a trop longtemps été masquée par celle des Américains. Or, aujourd’hui, l’Amérique elle-même nous tourne le dos. »
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Et Régis Le Sommier de conclure sur une double mise en garde. L’Occident, d’abord, est pris au piège de cette diabolisation instrumentalisée de ses ennemis qui cache de plus en plus mal qu’il n’hésite pas à utiliser les armes qu’il dénonce – la manipulation de régimes ou d’élections, les fausses nouvelles – ce qui rend d’autant plus ridicule ses poses morales ou ses références à un droit qu’il modifie en tant que de besoin. Ensuite le Grand Sud voit maintenant dans l’Occident, et plus spécifiquement maintenant dans l’Occident européen, le porteur de pseudo-valeurs wokistes destructrices de ses sociétés traditionnelles, et donc un véritable contre-modèle. Ajoutons à ce constat implacable que, comme cela va de pair avec la lâcheté de ses dirigeants et la faiblesse de ses populations, dans des États ouverts à tous les vents du pillage, cet Occident devient chaque jour un peu plus un objet de mépris. Relisons Le Sommier pour retrouver le sens des réalités. ■ CHRISTOPHE BOUTIN
Régis Le Sommier, Qui est le diable, l’autre ou l’Occident ? Max Milo 2024. 240 p., 21,90€

Article précédemment paru dans Politique magazine.

