
Par Xenia Fedorova.

Cette tribune est parue le 2 novembre sur le JDD. Certes, Xenia Fedorova n’est pas neutre. Son argumentation nous paraît néanmoins raisonnable, réaliste et convaincante. Elle est prorusse bien sûr mais sans cette propagande mensongère, grossière jusqu’au ridicule, qui est la marque du camp adverse. Qu’on lise ! JSF
TRIBUNE. Alors que Donald Trump ordonne la reprise des essais nucléaires américains et que le dernier traité de contrôle des armements approche de son expiration, la stabilité mondiale repose à nouveau sur des fils diplomatiques fragiles. Plus que jamais, le monde a besoin d’un sursaut de responsabilité, souligne la journaliste Xenia Fedorova.

La scène diplomatique a changé – le sommet de Budapest est pour l’instant suspendu, et Donald Trump a chargé le Pentagone de reprendre les essais nucléaires « sur une base d’égalité » avec la Russie et la Chine. Une rupture spectaculaire avec un tabou de trois décennies (depuis 1992), qui ramène la politique de puissance au niveau d’escalade le plus dangereux.
Le signal envoyé par Washington invite à des gestes en miroir et réduit encore l’espace de négociation. L’OTICE (Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires) a déjà averti que toute reprise des essais compromettrait la paix et la sécurité. La diplomatie n’est pas morte – mais elle agit désormais à l’ombre des tirs d’essai. C’est pourtant la voie du dialogue qui demeure la seule promesse d’un avenir pacifique.
La retenue stratégique de la Russie
Le dernier essai nucléaire explosif russe a eu lieu le 24 octobre 1990 à Novaya Zemlya (au nord de la Russie, dans l’océan Arctique, entre les mers de Barents et de Kara). En 1996, la Russie a signé le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) et l’a ensuite ratifié ; mais en novembre 2023, Moscou a retiré sa ratification, rétablissant une « symétrie » formelle avec les États-Unis, qui ne l’ont jamais ratifié. Les deux pays ont néanmoins maintenu le moratoire sur les essais nucléaires explosifs instauré depuis plus de trois décennies.
Les récents essais du Burevestnik – un missile de croisière à propulsion nucléaire conçu pour contourner les systèmes antimissiles – et du Poséidon – une torpille sous-marine autonome à très longue portée, également dotée d’un réacteur nucléaire – concernaient la propulsion et la technologie, non des détonations nucléaires, ce qui ne saurait justifier l’annonce américaine d’une reprise des essais nucléaires.
Le dernier traité en sursis
Le 22 septembre 2025, Vladimir Poutine a proposé à Washington de prolonger d’un an le traité New START. Signé en 2010, New START limite chaque partie à 1 550 ogives stratégiques déployées et 700 vecteurs, avec des inspections pour vérifier le respect des engagements. Le traité expire le 5 février 2026.
Sans ce dernier accord, le monde risque de replonger dans une compétition nucléaire sans frein – et Trump semble prêt à en faire porter la responsabilité à la Russie.
Les chiffres de la dissuasion
Dans un monde où les équilibres nucléaires restent le principal garde-fou contre une confrontation directe entre grandes puissances, les chiffres parlent d’eux-mêmes.
Selon les estimations indépendantes (FAS, 2025), les cinq principales puissances nucléaires disposent des arsenaux suivants :
- Russie – environ 5 459 ogives
- États-Unis – environ 5 177
- Chine – environ 600, en forte expansion
- France – environ 290
- Royaume-Uni – environ 225
À elles deux, la Russie et les États-Unis détiennent près de 87 % de l’arsenal nucléaire mondial. Ces chiffres suffisent à rappeler que la moindre erreur de calcul aurait des répercussions bien au-delà de leurs frontières.
Dans ce paysage nucléaire, la Russie conserve une position singulière. La Russie d’aujourd’hui n’est plus l’Union soviétique, mais elle n’a pas besoin de l’être. Sa triade modernisée, ses armes hypersoniques et ses systèmes à longue portée assurent une dissuasion crédible, suffisante pour maintenir l’équilibre stratégique mondial. Mais cet équilibre fragile ne tient pas seulement aux arsenaux : il dépend aussi des politiques menées à leurs frontières.
La dérive de l’OTAN et les lignes rouges
L’expansion continue de l’OTAN vers l’Est a franchi des lignes que la Russie qualifie depuis longtemps de rouges. Les installations Aegis Ashore de Deveselu (Roumanie) et de Redzikowo (Pologne) sont officiellement défensives, mais Moscou les considère comme des lanceurs à double usage installés à ses portes.
Les systèmes de lancement Mk 41 qui y sont déployés peuvent en effet tirer aussi bien des intercepteurs SM-3, destinés à la défense antimissile, que des missiles de croisière Tomahawk, dont la portée peut atteindre 2 500 km. Tandis que l’OTAN affirme que ces installations sont purement défensives, la Russie voit dans leur proximité une menace directe pour sa dissuasion stratégique. La Russie classe désormais le site polonais comme un facteur de « danger nucléaire accru ». Face à cette dynamique d’élargissement et aux menaces perçues à ses frontières, Moscou estime que l’équilibre stratégique européen repose désormais sur un fil. Dans ce contexte, chaque geste de retenue ou d’ouverture diplomatique devient une contribution à la paix.
L’Ukraine, moteur d’une nouvelle raison d’être pour l’OTAN
La guerre en Ukraine a offert à l’OTAN une nouvelle raison d’exister. Après des années de doutes internes et de critiques sur son utilité stratégique, l’Alliance atlantique s’est redéfinie face à la Russie, retrouvant une cohésion qu’elle n’avait plus connue depuis la guerre froide. Cet élan s’est accompagné d’un élargissement sans précédent, de nouvelles bases en Europe de l’Est et d’un réarmement massif soutenu par Washington. Pour Moscou, cette dynamique traduit moins une défense collective qu’une stratégie d’endiguement.
Sans dialogue durable entre Moscou et les capitales occidentales, le risque d’une confrontation non voulue demeure bien réel
Malgré ce contexte de pressions multiples – sanctions économiques, tentatives d’isolement diplomatique, soutien militaire et financier constant à Kiev – Vladimir Poutine a, jusqu’ici, privilégié des réponses mesurées plutôt qu’une escalade directe avec l’Occident. Lors de la Conférence sur la sécurité de Munich en 2007, il avait formulé une critique directe de l’ordre unipolaire dominé par les États-Unis, exprimant sa profonde inquiétude face à l’expansion vers l’est de l’OTAN. Il qualifia alors cette avancée de « pas provocateur sapant la confiance mutuelle », soulignant que la Russie percevait ces démarches comme une menace directe pour sa sécurité.
Plus d’une décennie plus tard, ce message résonne comme un avertissement ignoré : sans dialogue durable entre Moscou et les capitales occidentales, le risque d’une confrontation non voulue demeure bien réel. C’est précisément pour éviter ce scénario que la recherche de la paix doit redevenir la priorité absolue.
La nouvelle rhétorique européenne de la préparation
Pendant ce temps, l’Europe bat le tambour de la guerre. Les dirigeants de l’Union européenne, les uns après les autres, reprennent l’appel de l’OTAN et parlent d’être « prêts au combat » d’ici quatre à cinq ans. Le réarmement allemand s’accélère, le chef d’état-major français évoque ouvertement la possibilité d’un conflit avec la Russie, et même la Belgique promet de « rayer Moscou de la carte » si elle est attaquée. Alors que, sur le terrain, la Russie poursuit son avancée dans l’est de l’Ukraine, le langage de la préparation à la guerre contre Moscou se durcit de jour en jour.
Rien de tout cela n’est nouveau. Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter, avait déjà, dès la fin du XXᵉ siècle, défini la feuille de route : l’Ukraine comme État pivot – « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire eurasien. » Cette logique stratégique, visant à détacher la Russie de l’Europe, continue d’inspirer la politique occidentale bien plus qu’on ne le reconnaît. Elle s’est traduite par une présence occidentale de plus en plus marquée sur le territoire ukrainien.
Ce que l’Occident appelle dissuasion, Moscou le perçoit comme un encerclement
Pendant des années, l’Ukraine est devenue une zone avancée du renseignement. Après le Maïdan de 2014, des rapports publics ont évoqué des réseaux soutenus par la CIA et une douzaine d’installations secrètes établies le long des frontières russes – bien avant 2022. Du point de vue de Moscou, les boucliers dits « défensifs », les réseaux de renseignement à ses frontières et désormais les projets américains de reprise d’essais nucléaires forment un schéma clair de préemption – autant de signaux indiquant que la Russie ne devrait pas attendre 2030, mais se préparer dès maintenant, en supposant le pire. Ce que l’Occident appelle dissuasion, Moscou le perçoit comme un encerclement sous un autre nom. Plus les tensions s’accumulent, plus il devient urgent de replacer la paix au centre du discours européen.
Si la diplomatie échoue…
Démoniser la Russie est presque aussi dangereux que de la sous-estimer. La qualifier de « tigre de papier » peut sembler une posture courageuse, mais l’histoire est implacable : ceux qui ont marché sur la Russie ont fini par le regretter. Sous-estimer une puissance nucléaire n’est pas une stratégie — c’est une erreur tragique.
La seule voie possible reste la diplomatie, non les promesses menaçantes. Il faut reconstruire la confiance, rétablir les canaux de communication, cesser de déplacer les lignes tout en exigeant la retenue de Moscou, et accepter la réalité du terrain sans envoyer de messages contradictoires. La paix reste possible, mais elle exige le courage du compromis et la volonté de comprendre l’autre.
Si la diplomatie venait à échouer, nous serions forcés d’apprendre, de la manière la plus cruelle, que les guerres entre grandes puissances se déclenchent facilement et peuvent être impossibles à clore sans un coût effroyable. o ■ o XENIA FEDOROVA












