
« Plus besoin d’œuvrer, de s’élever, de méditer, il suffit de s’installer dans un fauteuil et de se laisser aller devant l’écoulement d’un spectacle insignifiant, entre deux pages de publicité. »
Entretien Par Elea Cauvin.
Cet entretien est paru le 22.11 dans Le Figaro. Il s’en faut sans doute d’une bonne distance pour que les idées de Pierre Thiesset puissent paraître proches des nôtres. Nous avons pourtant envie de dire qu’elles ne nous sont pas étrangères : la critique qui est faite ici de la modernité, de l’idéologie du progrès, du consumérisme, de la religion technicienne, de la perte de toute notion des limites — tout cela n’est pas sans rapport avec notre traditionalisme ni, pour les chrétiens, avec ce qu’enseigne à longueur de temps le magistère catholique. Quant à ce qui peut être discutable au fil de cet entretien, nos lecteurs — qui savent si bien le faire — se chargeront de le mettre au jour et d’en débattre. o JSF
ENTRETIEN – «Le prix du progrès» (L’échappée) rassemble des textes d’Aldous Huxley. Pierre Thiesset, qui signe la préface, revient sur la pensée du célèbre philosophe britannique, plus que jamais d’actualité à l’heure de l’intelligence artificielle.
Pierre Thiesset est journaliste à La Décroissance et dirige la collection Le Pas de côté aux éditions L’échappée.

LE FIGARO. – Le livre que vous préfacez est un recueil de textes écrits par Aldous Huxley de 1923 à 1963. Pourquoi les avoir exhumés aujourd’hui, près d’un siècle après la publication des premiers ? Sommes-nous en train de payer, plus que jamais, le « prix du progrès » qu’il redoutait ?
Pierre THIESSET. – Sa critique de la culture de masse et du développement techno-scientifique – « le fait le plus important de l’histoire contemporaine » selon lui – me paraît fondamentale. Elle a gardé toute sa pertinence et sa force, alors que la technicisation de la société n’a fait que s’approfondir. Aldous Huxley pointe le caractère foncièrement ambivalent du « progrès ». On ne peut bénéficier de ses bienfaits sans en payer les conséquences négatives, les prix humains et écologiques.
L’envolée de la productivité apporte certes une vie plus douillette à l’homme moderne, mais cette élévation de son « bien-être » entraîne aussi des régressions : artificialisation du cadre de vie et destruction du milieu naturel, division du travail toujours plus poussée et spécialisation plus étroite des individus, perte de savoir-faire manuels et passivité croissante devant l’industrie du divertissement, concentration du pouvoir et déclin de l’autonomie face à l’emprise des grandes organisations… En « anarchiste invétéré », penseur de la liberté, Huxley n’a cessé de défendre la personne humaine contre son enrégimentement dans un ordre collectif totalisant.
« Un jour, peut-être, la Terre sera devenue à force de transformations un gigantesque lit de plumes sur lequel l’homme somnolera, l’esprit anesthésié », présageait Aldous Huxley. Le « culte du confort » et la défection de l’effort, avec la collaboration des nouvelles technologies, nous ont-ils rapprochés de cette configuration dystopique ? Les écrans sont-ils notre nouveau « soma » ?
Comment lui donner tort ? Nous sommes devenus si sédentaires, pris en charge par les machines, que le gouvernement diffuse régulièrement des campagnes nous demandant de bouger notre corps obsolète « 30 minutes chaque jour ». C’était même la grande cause nationale de 2024 ! Levez-vous de temps en temps de votre « gigantesque lit de plumes »… Les écrans jouent évidemment un rôle central dans cette léthargie générale. Ils captent l’attention, accaparent le temps de cerveau disponible et anesthésient si bien l’esprit que même au sommet de l’État, chez les promoteurs acharnés de la « nation start-up », on reconnaît parfois l’aliénation produite par la numérisation. La commission d’experts installée par Emmanuel Macron début 2024 pour mesurer les conséquences désastreuses de la surexposition des jeunes aux écrans en témoigne.
Mais le soma dont parle Huxley dans Le Meilleur des mondes désigne plutôt une drogue permettant d’étouffer le surgissement du négatif, d’éteindre l’angoisse ou la colère, de tranquilliser les foules pour qu’elles restent satisfaites de leur servitude et ne dévient jamais du bonheur conforme. Aldous Huxley s’inquiétait particulièrement du conditionnement psychologique de la population par des moyens chimiques. En ce sens, il a anticipé la médicalisation des troubles psychiques, phénomène qui s’est développé dans la seconde moitié du XXe siècle – comme le décrit le psychiatre Édouard Zarifian dans son livre Des paradis plein la tête. En cette année 2025, où la « grande cause nationale » était cette fois-ci consacrée à la santé mentale, on apprenait ainsi qu’un quart des Français étaient sous psychotropes. Alors qu’une crise psychique aussi béante devrait profondément remettre en cause notre société, celle-ci préfère y répondre par la prescription massive de pilules fournies par l’industrie pharmaceutique. Voilà notre soma quotidien.
Notre prospérité sera éphémère. Elle repose sur la surexploitation de la nature, se fait aux dépens des générations à venir, risque de conduire à des tyrannies et des affrontements impérialistes, du fait des pressions exercées sur les richesses de la Terre.
Dans l’un de ses articles, Aldous Huxley s’inquiétait du fait que « pour beaucoup, les choses sont rendues si faciles que leurs esprits demeurent non développés ». Pointait-il une réalité qui menace désormais les jeunes générations ? L’intelligence artificielle est-elle l’aboutissement de la « logique de facilitation excessive » que déplorait déjà Huxley à une époque pourtant bien moins technicisée ?
Huxley écrivait cela dès 1926, en constatant que nous perdions des facultés à force de tout simplifier et de nous laisser distraire. La prise en charge du temps libre par l’industrie du divertissement lui apparaissait comme une menace majeure pour le devenir de l’être humain. Plus besoin d’œuvrer, de s’élever, de méditer, il suffit de s’installer dans un fauteuil et de se laisser aller devant l’écoulement d’un spectacle insignifiant, entre deux pages de publicité. Une telle culture de masse détruit l’effort créateur, par lequel l’être humain se réalise. Elle le vide de sa substance, le transforme en consommateur passif de contenus livrés clés en main par l’industrie. Et Huxley écrit cela à l’époque du jazz, des gramophones, de la TSF et du cinéma !
Que dirait-il aujourd’hui, devant ces foules happées en tous lieux par les écrans portables ? Devant ces « petites poucettes » célébrées par Michel Serres, selon lequel nous n’aurions plus besoin d’apprendre puisque le savoir se trouve sur Internet ? Ou devant ces étudiants qui s’en remettent déjà à l’intelligence artificielle pour penser à leur place et rédiger leurs travaux ? Sans doute constaterait-il que le processus de prise en charge par la technique et de dépossession de nos facultés arrive à son terme.
« Nous devons envisager la nature en faisant preuve de bien moins de suffisance que par le passé », avertit Aldous Huxley. Qu’est-ce qui, dans sa conception de l’écologie, peut éclairer nos débats contemporains ?
Dès l’entre-deux-guerres, Huxley pointe les soubassements matériels du progrès. L’explosion de la démographie, de la production et de la consommation nécessite toujours plus de ressources, d’énergie, de terres, de métaux, d’engrais. Il prévient : notre prospérité sera éphémère. Elle repose sur la surexploitation de la nature, se fait aux dépens des générations à venir, risque de conduire à des tyrannies et des affrontements impérialistes, du fait des pressions exercées sur les richesses de la Terre.
Lui qui considère l’écologie comme le problème fondamental de notre temps appelle à une « politique de l’écologie humaine », qui œuvre à la fois pour la survie de l’espèce et pour l’épanouissement des potentialités de chacun. Cette politique doit avant tout s’appuyer sur une éthique de l’autolimitation, contre la quête effrénée de puissance. Autant dire qu’en ces temps de course aux armements, la pensée de cet éminent pacifiste reste on ne peut plus d’actualité. ■

Le prix du progrès, Aldous Huxley, Editions L’échappée, 22 €., 320 p. Editions L’échappée











