
À l’occasion, au mitan du XIXe siècle, de la parution des Prophètes du passé de Barbey d’Aurevilly, essai qui contient notamment un hommage à la grande figure contre-révolutionnaire Louis de Bonald, cet immense critique littéraire qu’était Charles-Augustin Sainte-Beuve signa un article-fleuve pour le Constitutionnel du 18 août 1851 où il présenta l’essentiel de sa vie et de sa pensée.
Retrouvez-le toute cette semaine, découpé en six parties.
Dans le commerce habituel, « il était indulgent et doux, nous dit M. de Lamartine, comme les hommes qui se croient possesseurs certains et infaillibles de leur vérité. » Ses lettres à Joseph de Maistre, récemment publiées, nous le montrent simple en effet, suivant de tout point ses idées et les pratiquant, très occupé des détails, et revenant souvent d’une manière naturelle, mais cependant marquée, à ses soucis de famille et d’intérêts domestiques. Homme privé, il avait de la bonhomie, de la finesse, mais sans brillant et sans grandeur.
Publiciste, malgré ses hautes parties, je ne lui trouve pas les vrais signes du génie, qui sont l’ouverture d’instinct, le renouvellement de vue la prescience et la découverte de vérités nouvelles : il n’a fait que rédiger et reconstruire, sous forme originale, idéale et parfois bizarre, les doctrines du passé, sans admettre ni concevoir aucune des transactions et des transformations par où elles pouvaient se lier à l’avenir. Philosophiquement (si j’ose avoir un avis), il me paraît bien supérieur à ce qu’il est comme politique. Dans ses deux volumes de Recherches sur les premiers Objets des Connaissances morales, il a défendu la philosophie spiritualiste par es armes les plus aiguisées et les plus habiles qu’elle ait maniées de nos jours. Les physiologistes de l’École de Lucrèce et de La Marck qui pourront et oseront lui répondre (car la querelle à mort est entre eux et lui) sont encore à naître.
Ses relations avec de Maistre et avec Chateaubriand achèvent de le définir : un écrivain, selon moi, n’est bien défini que quand on a nommé et distingué à côté de lui et ses proches et ses contraires. À l’égard de Joseph de Maistre, Bonald, à un-an près du même âge, n’est ni un disciple ni un précurseur : « Je n’ai été ni son disciple ni son maître, dit-il quelque part. Nous ne nous sommes jamais vus ; mais je le regarde comme un de nos plus beaux génies, et m’honore de l’amitié qu’il m accordait, et de la conformité de nos opinions. Il m’écrivait peu avant sa mort : « Je n’ai rien pensé que vous ne l’ayez écrit ; je n’ai rien écrit que vous ne l’ayez pensé. » L’assertion, si flatteuse pour moi, souffre cependant, de part et d’autre, quelques exceptions. » Elle en souffre sur tout quant au mode de talent et de nature. En disant les mêmes choses que Bonald, Joseph de Maistre est hardi, impétueux, varié, il semble presque un génie libéral par la verve et la couleur de l’expression ; il a des poussées et des sorties qui déjouent le système ; tandis que l’autre, vigoureux, subtil, profond, raide et strict, s’y renferme invariablement.
Quant à Chateaubriand, il était de quatorze à quinze ans plus jeune que Bonald, c’est-à-dire d’une autre génération. Unis en 1802, compagnons d’armes dans le même combat, dans la même cause de la Renaissance littéraire et religieuse, Chateaubriand salua du premier jour la Législation primitive dans deux articles de haute critique insérés au Mercure ; et on a vu comment Bonald, à cette époque, comparait la vérité glorifiée par Chateaubriand à une reine. Peu à peu les antipathies d’esprit et de nature pourtant se déclarèrent, et la politique les fit éclater en 1815. Bonald restait ce qu’il avait été dès l’abord, l’homme de la tour et du clocher antique et gothique, tandis que Chateaubriand, livré à ses brillians instincts, se faisait déjà l’homme du torrent. « C’est le grand champion du Système constitutionnel, écrivait Bonald à Joseph de Maistre en 1821 ; il va le prêcher en Prusse, et n’y dira pas de bien de moi, qu’il regarde comme un homme suranné qui rêve des choses de l’autre siècle… C’est un très grand coloriste, et surtout un très habile homme pour soigner ses succès. » Bientôt, et après le passage de Chateaubriand au ministère, dans les luttes de 1826—1827, les discussions sur la liberté de la presse amenèrent entre lui et Bonald une rupture ouverte, dans laquelle le vieil athlète porta au brillant transfuge des coups acérés, directs, et qui auraient paru des blessures profondes, si on y avait pris garde : mais dès lors le bruit et le triomphe de l’opinion couvraient tout.
L’avenir, je le crois, réservera à M. de Bonald une assez haute place : à mesure que les âges s’éloignent et que les institutions s’évanouissent, on sent le besoin d’en résumer de loin l’esprit dans quelques figures et dans quelques noms. Le nom et le personnage de M. de Bonald sont une de ces représentations les plus justes et les plus fidèles qu’on puisse trouver de l’ordre monarchique et religieux pris au sens le plus absolu ; il a été l’un des derniers sur la brèche et n’a pas cédé une ligne de terrain en théorie. Je ne pense point, malgré l’adhésion si distinguée de M. Barbey d’Aurevilly, que M. de Bonald soit à la veille de trouver beaucoup de disciples ; mais les adversaires, ceux qui pousseront le plus par leurs systèmes vers les formes encore mal définies de la société nouvelle, croiront s’honorer eux-mêmes en le respectant, et en saluant en lui un champion du moins qui a eu jusqu’au bout l’intrépidité de sa croyance et qui n’a jamais fléchi. ■ (Fin)

Pierre Boutang trouvait qu’« une espèce de perfection guerrière » caractérise l’essai de Charles Maurras Trois idées politiques, qui fut composé en 1898 et légèrement augmenté en 1912.
Dans ce volume c’est l’esprit grec dans toute sa pureté, sa splendeur, sa perfection, qui s’exprime ; une citation d’Anaxagore sur le « Noûs », l’Intelligence, ne vient pas figurer par hasard.

Si Maurras décida de traiter de trois idées, celle de Chateaubriand, puis celle de Michelet, et enfin celle de Sainte-Beuve, c’est qu’il s’attache à la démarche épistémologique grecque du ternaire, que l’on retrouve dans les règles de la rhétorique (ethos, logos, pathos), ou de la formulation d’un raisonnement (thèse/antithèse/synthèse ou les articulations d’un syllogisme : prémisses majeures et mineures dont on tire une conclusion), qui au fond découlent du grand principe d’identité entre le bien, le vrai et du beau, du principe que l’Un se réalise dans le Trois.
Cet ouvrage est le discours de la méthode maurrassien, où il développe son idée d’« empirisme organisateur » et expose son intention profonde : regrouper Le Play et Taine, Comte et Bonald, soit deux écoles a priori antagoniques, le positivisme et les contre-révolutionnaires.
Maurras rejette autant ceux pour qui l’âge d’or se situe uniquement dans le passé – Chateaubriand – que ceux qui ne le voient que dans le futur – Michelet –, érigeant le maître de la critique littéraire Sainte-Beuve en antidote de ces deux apories, celui qui marche sur ces deux jambes, quand l’un marche sur quatre et l’autre sur trois, pour reprendre l’énigme du Sphinx. ■

Nombre de pages : 92
Prix (frais de port inclus) : 21 €
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