
À l’occasion de la sortie de Bernanos polémiste chez Belle-de-Mai Éditions, monographie réunissant l’ensemble de ses articles qu’il produisit pour Le Figaro au début des années 1930, vous est proposé le compte-rendu réalisé par l’agrégé de philosophie et journaliste Étienne Borne de la revue Esprit, dans son numéro du 1er novembre 1936,du roman de Bernanos intitulé Journal d’un curé de Campagne, édité cette même année par Plon.
*Étienne Borne, héritier du Sillon de Marc Sangnier, disciple d’Emmanuel Mounier et cofondateur du MRP d’après-guerre, fut un adversaire de notre école de pensée. Cela n’enlève rien à l’intérêt de son article sur le roman de Bernanos.

Un Curé de campagne dans le Nord. Le Boulonnais ou les Flandres. On ne sait pas. Un village gris et anonyme, — où peut-être les âmes sont plus barricadées en elles-mêmes qu’ailleurs.
Un Curé comme tous les autres, peut-être plus appliqué et plus maladroit que les autres. Cette sorte de bonne volonté humble et naïve qui, disent-ils, appelle fatalement l’échec. Son doyen le prend pour un poète et un anarchiste. Le château le juge dangereusement indiscret ; les paysans un tantinet extravagant un homme qui ne se nourrit pas et qui raconte aux petites filles du catéchisme des histoires de l’autre monde. Et cependant la grâce qui crée les saints habite dans cette vie, ne cesse pas de la faire vouée, offerte ce prêtre sans se douter qu’il fait œuvre divine perce la carapace dont s’enveloppent les cœurs, les révèle à eux-mêmes et avance toujours davantage dans la connaissance de deux mystères jumeaux : la pauvreté de son âme dépouillée et la communion des saints.
Telle est la trame de cette œuvre qui ne se tient jamais au-dessous de la grandeur du sujet, et par laquelle Georges Bernanos après tant d’émouvantes tentatives a enfin délivré le meilleur de lui-même.
Certes si t’œuvre est jugée comme un ordinaire roman, il est trop facile d’y trouver des défauts qui tiennent à l’irrespect de Bernanos pour la règle de la séparation des genres : des développements d’une éloquence tantôt âpre, tantôt ironique où c’est l’auteur qui parle par la bouche du Curé d’Ambricourt ou du Curé de Torcy ; une prise de conscience aiguë des problèmes sociaux s’y montre pour la première fois dans l’œuvre de Bernanos, mais sous forme de discours plutôt que sous forme d’action. Ailleurs, le ton des dialogues semble forcé, d’un sublime trop continu, mais peut-être parce que nous avons trop lu André Maurois et pas assez Dostoïevski ; enfin l’intrigue elle-même, qui tient dans les rapports du Curé et du château, et où l’on voit un prêtre démasquer ou dissoudre à force de Charité des haines familiales, a quelque chose de violent et de décousu — mais le roman français n’a-t-il pas à découvrir une logique de l’existence qui enfin n’exclurait plus l’inattendu ni le hasard ? Nous sommes trop cartésiens.
L’extraordinaire mouvement de l’œuvre décourage ce genre de critique qui se réduirait à la plainte d’habitudes bousculées. Le Journal fait craquer tous les cadres : c’est un roman certes, puisque Bernanos crée des personnages, et inoubliables, mais l’œuvre a aussi un accent de Divine Comédie, sans cependant quitter une seconde la terre où les hommes s’ennuient et souffrent. Les conflits psychologiques deviennent des contradictions métaphysiques. L’homme y est sans cesse entraîné, dépassé par plus puissant que lui. Lorsque le Curé de campagne presse la comtesse de se réconcilier avec elle-même, de pardonner à la vie, d’accepter après tant d’années la mort de son petit garçon, un je ne sais quoi de haletant dans le rythme de la phrase, une atmosphère de fièvre et d’impatience surhumaines montrent que le Cœur d’un Dieu est intéressé à l’issue de cette tragédie.
Déjà, dans la trilogie précédente, Sous le Soleil de Satan, l’Imposture, la Joie, la lutte du Bien et du Mal était plus qu’un conflit psychologique et prenait les proportions d’un combat d’Anges. Mais l’Ange des ténèbres y avait plus d’empire sur les âmes que les anges de lumière. Et dans le long silence qui a précédé le Journal, Bernanos a laissé mûrir en lui une œuvre plus pacifiante. La psychologie du prêtre, le problème de la sainteté sacerdotale restent sa préoccupation essentielle, et s’il est revenu encore sur ce sujet c’est que l’abbé Donissan, le héros de Sous le Soleil de Satan, n’était pas la seule solution où peut être même une solution satisfaisante du problème de la sainteté. Le saint de Lumbres y apparaissait aux prises avec Satan plutôt qu’avec Dieu. Une ambiguïté tragique régnait de bout en bout le dépouillement de l’âme s’y poursuivait dans un climat de désespoir dont on ne savait s’il était infernal ou divin. La personne du saint semblait n’avoir guère de valeur par elle-même, et être réduite à la condition d’un champ de bataille livré à des puissances ennemies, la grâce et le démon. L’effet tragique paraissait s’y payer du prix de la dignité humaine. On pouvait enfin y redouter un parallélisme troublant entre l’abîme de ténèbres et t’abîme de lumières, une sorte de manichéisme donnant à Satan des droits sur les âmes, symétriques des droits de Dieu.
Le Bernanos du Journal est, comme celui de Sous le Soleil de Satan, ennemi des tiédeurs et des médiocrités mais, découverte d’un prix inestimable, il s’est aperçu qu’il y avait une douceur sans mièvrerie et une tendresse sans fadeur, fortes et exigeantes comme le Dieu qui en est la source. Le curé d’Ambricourt porte témoignage de la valeur divine de l’amour de soi-même, contraire à la haine de soi, contraire à l’égoïsme. L’abbé Donissan aurait-il écrit ces lignes par lesquelles se termine le Journal : « II est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. » (p. 363).
Ce curé de campagne ne nous dit même pas son nom (à la grande irritation de M. Edmond Jaloux, qui accuse Bernanos de compliquer ainsi à plaisir la tâche du critique ce romancier apocalyptique manque décidément d’imagination) et il parle de lui avec tendresse. Son Journal n’est pour lui ni une manière de conduire un examen de conscience, ni une manière de faire oraison. II ne juge pas ses actes à la lumière de principes, (un sens religieux profond semble le rendre sceptique sur la valeur de nos jugements moraux une vie est un tas de choses informes, et seule est agréable à Dieu celle que le Christ offre à son Père, action ou rêve) il ne révèle pas non plus le secret de ses rapports avec Dieu, l’intime de sa sainteté, mais c’est en lui-même qu’il découvre son propre visage — oublié, retrouvé. Le Journal, œuvre de connaissance de soi, d’amour de soi indivisiblement liées
« II faudra parler de soi avec une rigueur inflexible. Et au premier effort pour se saisir, d’où viennent cette pitié, cette tendresse, ce relâchement de toutes les fibres de l’âme et cette envie de pleurer ? » (p. 9). ■ (À suivre).

Nombre de pages : 112
Prix (frais de port inclus) : 19 €
Commander ou se renseigner à l’adresse ci-après : commande.b2m_edition@laposte.net ou Belle de Mai Éditions











