
Les États-Unis nous livrent, aujourd’hui, pour reprendre la formule de François Mitterrand, « une guerre économique permanente ». Pire, l’UE achète plus d’armes américaines pour continuer une guerre largement favorisée par les États-Unis, et va devoir assumer les risques et le coût de la poursuite de cette guerre que les États-Unis veulent stopper afin de s’entendre sur notre dos avec Moscou.
Entretien Par Jean-Bosco Herbin.
Cet entretien est paru hier, le 3 décembre, dans Le Figaro. On y reconnaîtra, dans l’ensemble, la ligne politique et les analyses que nous publions ici depuis que le basculement du monde est apparu dans toute son ampleur, après le déclenchement de la guerre d’Ukraine et, plus encore, après le retournement américain opéré par Donald Trump à la suite de sa victoire sur Joe Biden. Dans l’esprit constant de notre école de pensée, ces analyses se fondent sur le seul critère de l’intérêt national. Cet entretien est une pièce de plus au volumineux dossier constitué, au fil d’une actualité particulièrement intense ces dernières années, par Je Suis Français, à l’écoute de nombreux intervenants, souvent remarquables.oooJSF
ENTRETIEN – Dans son livre le Nouvel ordre post-occidental, Alexandre del Valle décrit l’émergence d’une nouvelle hiérarchie dans laquelle l’Europe est en train de perdre son influence économique et diplomatique au moment où le conflit russo-ukrainien prend un nouveau tournant.
Géopolitologue, docteur en histoire contemporaine, consultant et essayiste, Alexandre del Valle est professeur de géopolitique et de relations internationales. Il vient de publier Le Nouvel ordre post-occidental (Editions l’Artilleur, 2025).

Le FIGARO. – Comment se caractérise aujourd’hui la remise en cause de l’ordre international libéral (« OIL »), que vous décrivez dans votre nouveau livre, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Occident ?
Alexandre DEL VALLE. – Cette remise en cause de l’ordre international libéral se manifeste, à l’intérieur, par une contestation de la part des forces attachées à une Europe enracinée. Or, l’Occident est devenu un système globaliste qui a oblitéré sa propre identité, au profit de critères fondés sur le libéralisme et des institutions aux normes extraterritoriales. Parallèlement, les masses conservatrices radicales venues du Sud islamique, fruits de l’immigration, rejettent violemment le libéralisme sociétal de l’OIL qui les dissuade encore plus de s’assimiler. Ces deux forces contestent de l’intérieur « l’hégémonie libérale occidentale », pour paraphraser l’école réaliste américaine des relations internationales. À l’extérieur, la déconstruction de l’OIL braque les pays du Sud qui voient l’Occident comme un poison acculturant et anomique. L’Occident a donc réussi le tour de passe-passe de susciter à la fois en son sein et à l’extérieur un rejet du « paradigme post-occidental ». Il a voulu dominer le monde en reniant ses propres racines civilisationnelles, mais cela a entraîné à la fois l’échec de l’intégration en son sein et le rejet de son hégémonie dans les États émergents multipolaristes.
Le nouvel ordre post-occidental est aussi marqué par le retour de Donald Trump. Son slogan America First est-il compatible avec celui-ci ?
Donald Trump sait s’adapter. Lors d’une de ses tournées dans le Golfe, il a tenu des déclarations incroyablement multipolaristes à propos des Émirats arabes unis. « Votre réussite et votre système politique sont votre mérite propre, pas le nôtre, ils ne viennent pas de notre modèle, et ceux qui ont voulu exporter chez vous leur vision n’ont apporté que le chaos », un discours ethnodifférentialiste qui rompt totalement avec le globalisme des démocrates et l’interventionnisme messianique des néoconservateurs. Certes, il a, dans un premier temps, menacé la Russie de sanctions sur le pétrole et a fait bombarder l’Iran et le Venezuela. En Ukraine, il va imposer une partition à Zelensky, qui, au vu de ses pertes territoriales, notamment de la ville de Pokrovsk, et du scandale de corruption qui éclabousse son administration, est maintenant dos au mur, malgré le soutien des Européens. ll peut aussi céder sur de nombreux points que l’OIL considérait non négociables. En fin de compte, Trump est moins sévère, malgré la guerre tarifaire, avec les ennemis chinois qu’avec ses alliés-vassaux européens. Ce qui le rend multipolariste, c’est l’absence de moralisme dans les relations internationales, son « transactionnalisme », son recentrage sur les intérêts vitaux des États-Unis et de leur doctrine Monroe élargie (de Panama au Groenland), son refus des alliances contraignantes et sa préférence pour les ententes bilatérales.
Les traders de pétrole issus de différents pays interrogés pour mon livre m’ont confirmé que les menaces euroaméricaines n’ont pas dissuadé les acheteurs indiens et chinois de pétrole russe.
Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Bruno Le Maire avait dit que l’on allait « mettre l’économie russe à genoux ». Les sanctions contre la Russie étaient-elles productives ? A-t-on vraiment assisté à une militarisation de l’économie ?
La renaissance de l’industrie russe est générale. Moscou vient de sortir son nouvel avion de ligne Super Jet 100 Sukhoï qui fonctionne sans aucune pièce détachée étrangère. L’industrie et l’économie russe ont été relancées grâce aux sanctions. Quant au budget de la défense russe, on est loin d’une économie de guerre, car 70 % de la croissance russe provient d’activités civiles. Les traders de pétrole issus de différents pays interrogés pour mon livre m’ont confirmé que les menaces euro-américaines n’ont pas dissuadé les acheteurs indiens et chinois de pétrole russe. Certes, la Chine et l’Inde achètent moins selon les chiffres officiels, mais ne sont pris en compte que les chiffres d’achats de sociétés exposées aux circuits occidentaux. Pour les autres sociétés, les sanctions sont impossibles à appliquer et les statistiques invisibles pour nous.
Ce sont des sanctions euro-américaines qui ne sont pas reconnues dans le droit international et le reste du monde les qualifie d’unilatérales. Lors de mon enquête, j’ai rendu visite aux entrepreneurs français de la chambre de commerce de Moscou qui m’ont expliqué comment avec des « ajustements juridiques », les entreprises occidentales sont toujours là et vendent leurs produits via des montages et des pays tiers. Certains chiffres d’importations ont atteint 300% dans ces pays, qui revendent ensuite aux Russes. Et les Émirats arabes unis ont accueilli maints oligarques et sociétés russes offshore. Nos sanctions ont relancé l’économie, d’où l’ironie cynique de Poutine qui remercie les Occidentaux et leurs sanctions qui ont « poussé les entreprises russes à diversifier l’économie ».
Diriez-vous que la désoccidentalisation du monde a été accélérée par la guerre en Ukraine ?
La thèse de mon livre est que l’Occident, en voulant être « le monde », est perçu par les non-Occidentaux comme un repoussoir néo-impérialiste avec ses normes extraterritoriales, lesquelles démantèlent les souverainetés nationales causant ainsi une démondialisation. Paradoxalement, pour l’Europe, cela peut être une opportunité, car cette démondialisation va permettre aux nations européennes de revenir dans l’Histoire, d’autant que le centre de l’Empire occidental, les États-Unis donnent le ton avec le slogan « America first » de Trump. Par ailleurs, post-occidental n’est pas synonyme d’antioccidental. Nous ne sommes pas en face de deux blocs, mais de trois. Le premier est l’Occident atlantiste. Le deuxième est le bloc Russie-Chine-Iran-Corée du Nord. Le troisième est celui des « pays multialignés » (Inde, Émirats, Arabie saoudite, Brésil) qui agissent en fonction de leurs seuls intérêts. Ces pays sont opportunistes alors que l’Occident est prisonnier d’alliances contraignantes comme l’OTAN.
L’Europe est le « dindon de la farce » car l’industrie européenne est ruinée par le fait qu’elle achète son gaz naturel liquéfié 3 ou 4 fois plus cher que le gaz russe.
De Gaulle, dernier chef d’État français non-aligné, expliquait en 1963 : « Si la France doit livrer une guerre, ce doit être la sienne ». Aujourd’hui, l’Occident ne peut même plus comprendre cela. Avant la guerre en Ukraine, la Russie était un partenaire privilégié. Les pays ouest-européens, qui n’avaient à l’origine pas de contentieux avec la Russie, ont décidé de se déclarer ennemis de la Russie en se mêlant d’une querelle exacerbée par l’ingérence atlanto-occidentale. L’agression russe de l’Ukraine est inadmissible, mais elle n’agressait pas unilatéralement l’UE ou l’OTAN, dont l’Ukraine ne faisait pas partie. Elle est une conséquence directe du refus de la doctrine Monroe russe par les Européens. La confusion entre morale, droit et intérêt national fait que l’Occident globaliste, incapable de s’empêcher de répandre ses normes, n’est plus capable de définir l’ennemi et l’ami de façon cohérente.
L’Europe est-elle condamnée à être le dindon de la farce dans ce nouvel ordre post-occidental ?
L’Europe est le « dindon de la farce » car l’industrie européenne est ruinée par le fait qu’elle achète son gaz naturel liquéfié, 3 ou 4 fois plus cher que le gaz russe naturel par gazoduc (avant la destruction illégale de Nord Stream). Les États-Unis nous livrent, aujourd’hui, pour reprendre la formule de François Mitterrand, « une guerre économique permanente ». Pire, l’UE achète plus d’armes américaines pour continuer une guerre largement favorisée par les États-Unis, et va devoir assumer les risques et le coût de la poursuite de cette guerre que les États-Unis veulent stopper afin de s’entendre sur notre dos avec Moscou. Ces sanctions n’ont pas fait plier l’ennemi, bien au contraire, et si elles nous font aussi mal qu’à l’économie russe, voire plus, elles n’ont aucun intérêt. Par contre, et c’est le sous-titre de mon livre, elles ont accéléré la désoccidentalisation, la multipolarisation et la dédollarisation du reste du monde : en effet, celui-ci voit désormais l’UE, où sont gelés les avoirs russes, comme une zone non sûre financièrement. Les lois extraterritoriales américaines et l’utilisation du dollar ont incité à construire un ordre économique alternatif, comme on le voit avec les banques des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), qui sont en train de remplacer le FMI avec des prêts accordés aux pays du Sud non-conditionnés aux normes internationales. L’Amérique latine, l’Afrique et le monde musulman voient tout cela d’un très bon œil. o ■

Le Nouvel ordre post-occidental – Comment la guerre en Ukraine et le retour de Trump accélèrent la grande bascule géopolitique – 592 pages – Editions l’Artilleur – octobre 2025 Editions l’Artilleur












Par dilection ou élimination, il me semble pertinent de mettre des noms de personnes et de partis en relation avec l’objectif « Il faut en partir ». Le flou, l’attentisme, les vœux pieux ne se justifient pus quand les échéances électorales, organisationnelles ou existentielles sont si proches et si inquiétantes.