
« La République, une fois rendue maîtresse du champ de bataille d’où l’Église a fait retraite, a-t-elle les moyens de l’occuper ? Je veux dire : peut-elle répondre aux questions fondamentales que pose la condition humaine ? La religion proposait des réponses, dont on peut penser ce que l’on veut. Les « valeurs de la République » le peuvent-elles ? Il est intéressant que certains « laïcards » extrêmes n’hésitent pas à souhaiter, pour remplacer le défunt christianisme, l’avènement d’une religion civile, à laquelle les « droits de l’homme » commencent d’ailleurs à ressembler. »
Entretien par Ronan Planchon.

COMMENTAIRE – Le Figaro a publié ce 9 décembre cet entretien évidemment important avec Rémi Brague. L’énoncé que nous avons mis en exergue des propos de Rémi Brague nous dispense, nous semble-t-il, de commentaire. La vacuité de la religion civile – la démocratie, les droits de l’homme – dont les “laïcards” souhaitent l’avènement en remplacement de l’ancienne religion, y est suggérée et, en réalité, dénoncée. Nous ne pouvons qu’en être d’accord ooJSF
ENTRETIEN – À l’occasion du 120e anniversaire de la loi de 1905, le philosophe insiste sur le caractère unique de la laïcité française. Forgée dans la douleur, elle a été permise grâce au lien quasi charnel qui unissait le catholicisme à la nation, explique-t-il, d’où la difficulté de transposer ce scénario avec l’islam.
*Rémi Brague est membre de l’Institut de France, normalien, agrégé de philosophie et professeur émérite de philosophie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

Comment qualifier la loi de 1905 dans l’histoire de la laïcité à la française ? Est-ce un tournant ? Un aboutissement ?
La laïcité a effectivement une histoire, et est toute une histoire. La loi de 1905 n’est certainement pas un aboutissement au sens de quelque chose de définitif, tant ont été nombreuses ses applications et ses atténuations, et tant sont nombreuses aujourd’hui les voix qui proposent de la réviser ou de l’adapter à des circonstances nouvelles. Mais c’en est un dans la mesure où elle est le résultat d’un processus long de plus d’un siècle, et qui s’était accéléré depuis les débuts de la IIIe République, donc sur près de trente ans. Elle a représenté également un tournant, mais un tournant parmi d’autres, car son interprétation a connu bien des péripéties. La laïcité de choc, au moment des inventaires qui l’ont suivie, a cédé la place après la Grande Guerre à des rapports plus pacifiés, grâce à des gens comme Aristide Briand. Tout ceci a été magnifiquement raconté et médité par Philippe Raynaud (La Laïcité. Histoire d’une singularité française, 2019).
Toutes ces péripéties se placent et se passent à l’intérieur même du mot « laïcité », que l’on peut comprendre en des sens tout à fait différents, et même opposés. Les uns y voient une simple neutralité de l’État devant les différentes croyances, qu’il regarde avec la même bienveillance, dont il apprécie le rôle social, voire les aide à le jouer, mais sans en favoriser aucune. Les autres veulent que l’État ignore toutes ces croyances, ou plutôt fasse mine de les ignorer, même si certaines se rappellent de temps en temps à son bon souvenir de façon plutôt sanglante. D’autres, enfin, souhaitent qu’on en finisse avec toutes les religions, ou au moins avec celles qu’ils aiment haïr, et que la seule place où elles seraient libres de végéter, en attendant qu’elles y dépérissent, serait la boîte crânienne de certains arriérés. Il est peut-être bon que la laïcité reste une auberge espagnole, où le menu varie selon les circonstances…
La laïcité à la française est-elle née d’un conflit avec le catholicisme ? Peut-on dire que le catholicisme a « co-inventé » la laïcité française ?
Vous avez raison de parler d’une laïcité à la française, car ce mot n’est guère traduisible en d’autres langues. Ce qui fait, d’ailleurs, que l’expression confine au pléonasme… En tout cas, ce qui est plus important, c’est que la situation que ce mot désigne n’existe pas ailleurs qu’en France, même si le problème de savoir comment, dans un pays de tradition chrétienne, on peut articuler l’Église avec l’État s’y pose tout aussi décidément. Il se négocie de façon très diverse. Et surtout, ce que notre chère laïcité apporte en France y est obtenu par d’autres moyens juridiques et a été mis sur pied à l’issue d’une histoire beaucoup moins conflictuelle. La liberté religieuse, celle de choisir sa religion et de la pratiquer, et même celle de n’en avoir aucune, est garantie aussi bien en régime concordataire, comme en Allemagne, et même là où une religion déterminée est « établie », comme c’est le cas dans les pays scandinaves ou au Royaume-Uni. Le fait que la République avait affaire à la version catholique du christianisme a évidemment contribué à donner à la solution française ses traits particuliers. Par exemple, au Royaume-Uni, l’Église anglicane (le nom est déjà significatif) est officiellement dirigée par le roi ou la reine, depuis qu’Henri VIII s’est autoproclamé chef de l’Église de son pays. L’espace linguistique allemand, à partir duquel s’est cristallisée l’Allemagne en se distinguant de l’Autriche, était divisé à peu près à parts égales entre catholiques et protestants.
In fine , cette loi peut-elle être qualifiée de victoire de la République sur l’Église ?
Jusqu’à un certain point, mais c’est aussi une victoire à la Pyrrhus. En effet, la loi de séparation privait l’État de ses moyens d’agir sur l’Église, ou à tout le moins de la contrôler. Ce pourquoi les adversaires les plus enragés de l’Église auraient préféré qu’on en restât au Concordat, pour que l’Église lui reste soumise. L’État se mettait en outre sur le dos l’entretien des lieux de culte construits avant 1905. Par ailleurs, la République, une fois rendue maîtresse du champ de bataille d’où l’Église a fait retraite, a-t-elle les moyens de l’occuper ? Je veux dire : peut-elle répondre aux questions fondamentales que pose la condition humaine ? La religion proposait des réponses, dont on peut penser ce que l’on veut. Les « valeurs de la République » le peuvent-elles ? Il est intéressant que certains « laïcards » extrêmes n’hésitent pas à souhaiter, pour remplacer le défunt christianisme, l’avènement d’une religion civile, à laquelle les « droits de l’homme » commencent d’ailleurs à ressembler.
La loi de 1905 a-t-elle pour autant réussi à l’époque à « domestiquer » le catholicisme politique ?
Un catholicisme politique ? Vous voulez dire : les engagements politiques des catholiques ? Ceux-ci n’ont qu’un lien très lâche avec leur religion. Et il faudrait déjà qu’il y ait eu un et un seul catholicisme politique. À l’époque de la loi de 1905, beaucoup de catholiques gardaient le souvenir d’une Révolution qui avait tué plus de prêtres que de nobles et restaient royalistes. Mais cela faisait aussi quinze ans que le pape Léon XIII avait décidé de leur demander d’accepter le régime républicain. Le cardinal Lavigerie avait lancé un ballon d’essai à Alger, en 1890, avec son « toast » à la République. Les catholiques devaient cesser de bouder et jouer le jeu des institutions républicaines — non sans l’intention de les infléchir dans le sens qu’ils pensaient être le bon.
On peut séparer soit des parties de ce qui formait une unité, comme on déchire une feuille de papier, soit deux entités déjà distinctes, mais qui coopéraient et dont chacune va désormais son chemin, comme lorsque deux époux divorcent. Or, jamais l’Église et l’État n’ont constitué une unité.
Un animal domestique est un animal qui vit à la maison (en latin, domus). Or, les catholiques étaient déjà une partie intégrante, et même très importante de la « maison » française. En ce sens, ils n’avaient nul besoin d’être domestiqués. Reste qu’ils ont fini par accepter de coexister avec d’autres « familles spirituelles » (Barrès en 1917) et de se soumettre à l’État républicain.
Cette « soumission » du clergé à l’autorité de l’État républicain a-t-elle laissé des séquelles ?
Il me semble clair que l’on peut repérer certaines traces de ce genre d’attitude chez les catholiques et, d’abord, dans le clergé. Le désir d’éviter à tout prix le conflit a mené à des comportements que l’on peut juger un peu trop conciliants. Dans son désir de préserver la bonne entente avec les pouvoirs publics, la hiérarchie se montre souvent beaucoup plus timide que certains laïcs. C’est le cas, même là, où il s’agit, non pas de défendre sa part du gâteau, mais de faire valoir des principes qui sont des vérités de bon sens, que chacun, croyant ou non, ne peut nier s’il est de bonne foi.
En 1905, la séparation entre l’Église et l’État a-t-elle été possible, parce que le catholicisme portait déjà en lui une distinction possible entre spirituel et temporel ? Avec l’islam, sommes-nous face à un schéma différent ?
J’ai écrit ailleurs, je ne sais plus trop où, que la séparation entre l’Église et l’État n’avait fait que découper suivant le pointillé. J’ai écrit aussi qu’il est maladroit de parler tout uniment d’une « séparation » de l’Église et de l’État. En effet, on peut séparer soit des parties de ce qui formait une unité, comme on déchire une feuille de papier, soit deux entités déjà distinctes, mais qui coopéraient et dont chacune va désormais son chemin, comme lorsque deux époux divorcent. Or donc, jamais l’Église et l’État n’ont constitué une unité. Pendant les trois premiers siècles qui sont un peu la scène « primitive » de l’Église, celle-ci ne courrait pas le risque de se confondre avec l’État romain, puisqu’il la persécutait de temps en temps. Après le tournant de Constantin et surtout de Théodose, la tentation surgit. Elle fut surmontée, non sans peine : les empereurs auraient bien voulu mettre l’Église à leur service. Mais les deux restèrent distincts. Même dans l’Église d’Orient qui mettait l’accent sur le fait que l’empereur et le patriarche parlaient d’une même voix (symphonia). C’était plus net dans l’Église latine, où l’Empire et la Papauté se livrèrent à un long bras de fer qui culmina au XIe siècle, avec la querelle des Investitures. Même le rêve papal des « deux glaives » supposait que les glaives étaient au nombre de deux…
Aujourd’hui, seule reste, chez certains, l’idée selon laquelle le seul législateur légitime est Dieu, par son Livre et l’exemple de son prophète.
L’islam a parcouru une histoire toute différente. L’âge d’or est et reste pour lui celui où Mahomet, à Médine, était à la fois prophète, chef de guerre et législateur. L’État, certes encore primitif mais avec toutes ses composantes – armée, fisc, et même la Sécu ! -, et la communauté des croyants formaient un tout indivisible. L’histoire postérieure a été le théâtre de bien des compromis, dans lesquels ceux qui détenaient le pouvoir réel, souvent des militaires, honoraient les légistes mais se réglaient sur d’autres principes que la forme de charia en vigueur chez eux. Aujourd’hui, seule reste, chez certains, l’idée selon laquelle le seul législateur légitime est Dieu, par son Livre et l’exemple de son prophète. Or, quel dictateur ou – à l’autre extrême – quel parlement démocratiquement élu peut faire le poids en face de Dieu ? Rien d’étonnant à ce que les sondages nous apprennent que bien de nos concitoyens musulmans mettent la charia (ou ce qu’ils appellent ainsi) au-dessus des lois de la République.
La loi de 1905 a aussi été possible parce que l’État avait, en face de lui, une Église centralisée. Sommes-nous dans la même situation en ce qui concerne l’islam ?
L’Église est toujours aussi centralisée, mais son centre n’est pas là où on s’imagine : son centre est depuis l’origine Jésus-Christ ressuscité. Sa base est constituée par les évêques, lieutenants des Douze Apôtres. Ils sont en communion les uns avec les autres autour de l’évêque de Rome, le pape. Quand face à face il y a, il est évidemment plus facile de négocier avec un partenaire consistant, qu’avec une nébuleuse sans visage. Au moment des conflits qui ont abouti à la loi de 1905, les politiques connaissaient le christianisme, son histoire, ses dogmes. Je rappelle que le « petit père » Combes, tout « bouffeur de curés » qu’il était devenu, avait été fait docteur ès lettres avec une thèse principale sur la psychologie de saint Thomas d’Aquin et une thèse complémentaire, en latin, sur saint Bernard de Clairvaux comme adversaire de Pierre Abélard. De nos jours, qui, parmi nos politiques, serait aussi capable de comprendre de l’intérieur le catholicisme, avec lequel il lui faut trouver des compromis ?
Ce qui a été réalisé, quoique avec peine, entre l’État républicain et les catholiques, a été rendu possible par plusieurs facteurs. En particulier, les deux partenaires, même s’ils étaient adversaires, avaient en commun un grand amour pour leur pays.
L’islam est un « empire sans empereur » (Pierre Manent), depuis qu’Atatürk a supprimé le califat qui, même s’il n’était plus qu’un croupion symbolique, fournissait quelque chose comme une unité. Aucune autorité n’y est plus que simplement de fait, comme l’université cairote al-Azhar, dont les cheikhs ne parlent même pas d’une même voix. Et même s’ils le faisaient, aucun musulman ne se considérerait comme tenu par leurs décisions. Avec qui négocier des accords ?
Cela rend-il la répétition du « scénario 1905 » avec l’islam impossible ? Ou beaucoup plus long et plus violent ?
Il est toujours dangereux de croire qu’on va résoudre un problème nouveau avec une solution, qui a permis d’en résoudre un autre plus ancien. On risque d’être, comme on dit, « en retard d’une guerre ». Cela dit, la tentation est toujours forte, et peut-être à peu près inévitable, de prêter à son partenaire sa propre façon de voir, de supposer qu’il raisonne selon la même logique que nous, qu’il accorde de l’importance aux mêmes choses que nous, qu’il est prêt à faire des concessions sur les mêmes points que nous, etc. Pour continuer à filer la métaphore militaire, on sait que ce travers conduit à des défaites en rase campagne.
Ils étaient fiers de la France, de son histoire, de sa langue, de sa culture. Cela s’est vu au moment de la guerre de 1914-1918, où les deux côtés ont rivalisé de patriotisme et ont montré qu’ils étaient tous les deux prêts à mourir pour la patrie.
Ce qui a été réalisé, quoique avec peine, entre l’État républicain et les catholiques, a été rendu possible par plusieurs facteurs. En particulier, les deux partenaires, même s’ils étaient adversaires, avaient en commun un grand amour pour leur pays. Ils étaient fiers de la France, de son histoire, de sa langue, de sa culture. Cela s’est vu au moment de la guerre de 1914-1918, où les deux côtés ont rivalisé de patriotisme et ont montré qu’ils étaient tous les deux prêts à mourir pour la patrie. Dans la France d’aujourd’hui, tous les musulmans qui y habitent et qui en ont la nationalité partagent-ils l’amour du pays où ils résident ? o ■











