
Entretien par Alexandre Devecchio.
COMMENTAIRE – Cet entretien, réalisé par Alexandre Devecchio, est publié ce 18 décembre dans Le Figaro. Nous devons y être attentifs. On le verra : avec son vocabulaire et ses techniques d’analyse propres, Christophe Guilluy — l’un de ceux qui influent sur l’évolution des idées — ne cesse de remettre en cause les fondements d’une modernité en crise : les délocalisations, la désindustrialisation, le libre-échangisme, la globalisation, l’argent comme ultime passion, la bureaucratie et les technostructures comme uniques détentrices du pouvoir réel, s’il en est encore un. De cette modernité édifiée sur de telles bases naissent des contradictions destructrices majeures, des insatisfactions et des révoltes qui viennent du fond de l’inséparable nature sociale et humaine. C’est à quoi nous assistons aujourd’hui chez nos paysans, agriculteurs et éleveurs, avec la sympathie, la solidarité et l’amitié active que l’on sait. Ils sont une part ancestrale et terrienne de nous-mêmes.o
ENTRETIEN – La révolte des agriculteurs dans toute la France, selon le géographe Christophe Guilluy, illustre encore une fois la fracture entre France des métropoles (« Métropolia ») et France périphérique (« Périphéria»). C’est la première, représentante d’un modèle dépassé, qui, selon lui, sortira vaincue de cet affrontement.
Christophe Guilluy est géographe et consultant auprès de collectivités locales et d’organismes publics. Son dernier ouvrage s’intitule Métropolia et Périphéria (Flammarion, février 2025).

LE FIGARO. – Qu’avez-vous pensé de l’image des blindés face aux agriculteurs en Ariège ? Cette image représente-t-elle les fractures que vous décrivez de livre en livre ?
Christophe GUILLUY. – J’ai pensé à La Guerre des mondes de H.G. Wells. Dans ce roman, des êtres très intelligents pilotent des machines surpuissantes pour décimer ou asservir l’humanité. L’image de blindés progressant lentement dans la nuit, appuyés par des hélicoptères, face à des hommes et des femmes qui, mains nues, se mobilisent pour défendre leur troupeau est saisissante.
Cette scène dévoile la nature profonde de l’affrontement entre Métropolia et Périphéria. Pour tous ceux qui cherchaient le véritable sens du mot « décivilisation », cette scène en est l’incarnation. Car les vrais décivilisés sont d’abord les fondateurs de Métropolia, cette machine à broyer les existences, celles des classes populaires et moyennes et, accessoirement, à brader nos fleurons industriels.
En un demi-siècle, Métropolia, fruit de l’alliance folle entre le libre-échange globalisé et la technostructure franco-européenne, aura détruit des pans entiers de l’industrie et de l’agriculture, anéantissant ainsi le monde des producteurs : celui de Périphéria. Plébiscité par l’ensemble des classes dirigeantes et supérieures, ce modèle, qui ne produit plus rien, est piloté par des élites sécessionnistes qui, enfermées dans leurs bulles urbaines et culturelles, ne voient plus rien.
Surendetté, Métropolia s’effondre, mais il continue à avancer vers le gouffre. Jamais il ne se remet en cause. Shooté au matérialisme, gonflé d’un complexe de supériorité proportionnel à sa méconnaissance de la réalité, il marche comme un automate sans conscience. Et voilà qu’il signe une nouvelle page de sa disparition. Son titre ? « Mercosur ».
Dans le monde multipolaire qui émerge, tous les pays qui comptent partagent une caractéristique : leur développement repose sur des bases industrielles et agricoles solides.
Vous voulez dire que le modèle est condamné ?
Exactement. En fait, Métropolia est un astre mort, une étoile qui brille encore mais qui est déjà morte. C’est terminé. Ce modèle territorial, culturel, tertiarisé qui exclut la majorité ordinaire a vécu. Pour information, vous savez que bon nombre de métropoles s’enfoncent inexorablement sous le poids du béton et du captage des nappes phréatiques ? Le principe de l’attraction demeure éternel, même pour les génies de Métropolia.
Par ailleurs, la sortie des blindés – vous remarquerez qu’ils apparaissent systématiquement lorsque la contestation vient de Périphéria – révèle moins la force que la faiblesse d’un pouvoir en bout de course. Pour mémoire, je rappelle que, dans La Guerre des mondes, les machines destructrices finissent par s’effondrer sur elles-mêmes. On découvre alors qu’elles étaient pilotées par de petits êtres chétifs : de grosses têtes sur de petits corps qui, confrontés aux « bactéries humaines », périssent.
Cette métaphore montre une évidence : la Guerre des mondes est en passe d’être gagnée par Périphéria. C’est le sens de l’histoire. Métropolia, héritière du siècle dernier, reste le modèle urbain, économique et culturel dépassé. Le 21e siècle, lui, bascule : le pouvoir et la puissance migrent vers Périphéria.
Dans le monde multipolaire qui émerge, tous les pays qui comptent partagent une caractéristique : leur développement repose sur des bases industrielles et agricoles solides. Les métropoles tertiarisées ne disparaissent pas, mais elles ne sont plus le centre ; elles s’intègrent désormais à un projet centré sur Périphéria. La force est là, du côté de la majorité ordinaire, des producteurs.
Il y a quelques mois, le monde entier a assisté à une démonstration éclatante de cette puissance. Pas depuis une tour de la Silicon Valley, ni depuis Londres. Non : depuis Saint Charles, Missouri, 70 000 habitants au cœur du Midwest, où le savoir-faire industriel perdure. Des ingénieurs et des ouvriers y fabriquent l’arme conventionnelle la plus puissante jamais conçue : la GBU-57.
Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, une autre petite ville de Périphéria se fait remarquer. Bourges, dans le Cher, en pleine réindustrialisation, produit les fameux canons CAESAR qui équipent désormais de nombreux pays de l’OTAN. Métropolia peut continuer à rêver, perchée dans ses tours. La vraie puissance, elle, se trouve dans les villes qui produisent, inventent et résistent : Périphéria est en marche.
Cela dit l’abattage des vaches atteintes de dermatose a mis le feu aux poudres. Est-ce symbolique ?
Des hommes se battent pour leurs troupeaux face à la technostructure des âmes mortes. Encore un symbole éclatant : la France n’est pas un tableur Excel. Nous vivons dans un monde saturé de data, de cartes, d’expertises mais où les dirigeants sont de plus en plus aveugles face aux réalités humaines.
Quel avenir pour une administration face à des éleveurs qui savent ? Ceux-là, comme le poète Christian Laborde dans La Cause des vaches (Éditions du rocher, mai 2016), savent que les vaches, reines aux yeux semblables à des coccinelles géantes, dansent lorsque au printemps elles montent à l’alpage.
Éleveur : étymologiquement, « celui qui élève moralement ». Et c’est bien là toute la différence. Pendant que la technostructure calcule, contrôle et s’emmure dans ses chiffres, les hommes continuent à prendre en charge la réalité de la vie ordinaire, à tenir debout.
Avez-vous remarqué que ces éleveurs tiennent à nous rappeler que « l’argent » n’est pas – et ne sera jamais – leur motivation ?
Peut-on faire un parallèle entre la crise des « gilets jaunes » et la crise de l’agriculture ? Dans les deux cas, peut-on parler de crises existentielles ?
On peut, et même on le doit. Depuis des décennies, la contestation émane des mêmes territoires, de Périphéria et de la même sociologie : celle de la majorité ordinaire. Point commun frappant, elle ne demande pas de nouveaux droits, elle est portée par un souffle existentiel. C’est une contestation du XXIe siècle, pas du XXe siècle. Elle n’est pas motivée par le matériel, mais par une forme de transcendance inarrêtable, et elle peut prendre différentes formes. Aujourd’hui, ce sont les paysans qui sont en pointe.
Ce rapport au matériel est un point fondamental. Avez-vous remarqué que ces éleveurs tiennent à nous rappeler que « l’argent » n’est pas – et ne sera jamais – leur motivation ? Ce pas de côté radical, presque blasphématoire dans une société qu’on dit définitivement sombrer dans le matérialisme et le consumérisme, illustre certainement ce qui fait la spécificité des révoltes contemporaines. Les « gilets jaunes » avaient eux aussi mis en avant la question existentielle avant le matériel.
Et puis, le plus frappant est ce que provoquent ces mouvements dans l’opinion. Une adhésion massive. Un soutien majoritaire. Comment 1,5 % de la population active peut-elle représenter la majorité ordinaire ? Comment quelques « gilets jaunes » ont-ils pu incarner la réalité des classes moyennes et populaires ? La réponse est simple : l’âme. L’âme d’un peuple. Pour ceux que la transcendance effraie, souvenons-nous d’Hugo : « La réalité, c’est l’âme ! » (Les Travailleurs de la mer). L’âme des peuples dépasse évidemment le temps politique. Elle dépasse forcément les analyses sondagières. Nous sommes loin du mouvement social « à l’ancienne ».
Au-delà de la crise de l’agriculture, quel regard portez-vous sur la situation politique actuelle. Le refus des partis traditionnels de retourner aux urnes est-il ressenti par les citoyens comme une dépossession démocratique venant s’ajouter à la dépossession sociale et culturelle que vous décrivez ?
L’agriculture est en crise, certes, mais n’oublions pas l’industrie : je rappelle que des centaines de sites industriels sont menacés de fermeture dans les prochains mois. Oui, la dépossession est aussi démocratique. Les gens l’ont parfaitement compris depuis au moins 2005, après des décennies d’alternance inutile. C’est ainsi que la majorité ordinaire s’est peu à peu autonomisée, qu’elle a construit son propre diagnostic et qu’elle a patiemment commencé cette contestation singulière de long terme.
Contrairement aux représentations que Métropolia se plaît à mettre en avant, ce mouvement n’est pas celui des passions tristes, mais au contraire, celui de la raison des peuples : il constitue une réponse aux élites irraisonnables et parfois corrompues, comme le dénonce Arnaud Montebourg. Ce mouvement de la Raison est celui de la multitude qui refuse d’être dépossédée de ce qu’elle est.
Nous sommes encore à plus d’un an de la présidentielle, mais fait inédit tous les sondages donnent Jordan Bardella vainqueur quel que soit son adversaire. Cela confirme-t-il la fin des clivages traditionnels ?
Les partis, les sondeurs et les chercheurs nous enferment depuis longtemps dans la prison du fragmentaire, du panel, de la non-pensée du marketing et de la communication segmentée. Un monde dans lequel la majorité n’existe pas et où tout descend du haut vers le bas.
Mais aujourd’hui, ce qu’ils appellent le « top down » (Ndlr: approche descendante) est terminé. L’idée d’un parti ou d’un homme providentiel guidant la masse appartient au XXe siècle. L’autonomie culturelle des classes populaires et moyennes est passée par là ; une autonomie qui rend aussi obsolète le clivage gauche-droite.
La gauche et la droite sont des paradis artificiels : elles sont agréables, créent des bulles culturelles et politiques intellectuellement confortables, mais présentent un défaut majeur : elles ne modifient pas seulement la perception de la réalité, elles entraînent une lente aliénation. Fait notable, si les classes populaires s’en sont désintoxiquées, les classes supérieures y demeurent dépendantes.
Le peuple n’attend aucun miracle, mais le candidat ordinaire le plus à même d’entendre et de suivre à la lettre son diagnostic.
L’effet Bardella n’est que l’écume d’une vague de fond qui vient d’en bas. Encore une fois, ici comme aux États-Unis, les gens choisissent leur marionnette, et non l’inverse. L’échec économique, culturel et social du monde d’en haut est tel, le niveau de défiance si élevé, que tout viendra d’en bas.
Le vainqueur de l’élection présidentielle ne sera pas celui qui aura la meilleure communication, ni celui qui aura consulté le plus d’experts ou ingurgité le plus de données. Le peuple n’attend aucun miracle, mais le candidat ordinaire le plus à même d’entendre et de suivre à la lettre son diagnostic : celui qu’il a gravé depuis des décennies dans le marbre d’une réalité que les « hommes et femmes providentiels » ont refusé de regarder.
Doit-on y voir la conséquence de ce que vous appelez le « soft power » des classes populaires ?
C’est exactement cela. Les politiques avaient la montre ; les classes populaires avaient le temps. Le soft power des classes populaires s’inscrit dans ce temps long, porté par une volonté constante : formuler des demandes à la fois raisonnables et vitales, celles-là mêmes qui conditionnent toute possibilité de reconstruction.
Pour mémoire, je vous invite à rouvrir ce carnet de la demande rationnelle de la majorité ordinaire, née de trois insécurités et structurée autour de quatre points cardinaux. Du modèle « Métropolia » ont été générées trois insécurités majeures : sociale, physique et culturelle. Les trois simultanément.
À l’origine de la dépossession, ces insécurités ont progressivement structuré la demande majoritaire. Celle-ci s’articule autour de quatre points cardinaux : le travail (recréer de l’activité, notamment industrielle), l’État-providence (et ses services publics), la sécurité, la régulation des flux migratoires. Les quatre simultanément. Aucun point n’excluant les autres. On pense toujours plusieurs choses à la fois, les gens ne priorisent pas ce qui a trait leur existence. L’ensemble s’appelle un programme. À bon entendeur. o ■

Métropolia et Périphéria, un voyage extraordinaire – Christophe Guilluy – 224 pages – Février 2025 – Éditions Flammarion Éditions Flammarion













