PAR SÉBASTIEN BROCA
Cette chronique – remarquablement intéressante par sa critique d’un néolibéralisme totalitaire et, en un sens, étatiste, est parue dans Le Nouveau Magazine littéraire du Figaro, le 24 septembre. L’analyse est rigoureusement menée. Elle est accessoirement très actuelle au moment ou Emmanuel Macron appelle à une société de vigilance en même temps qu’il renforce l’autoritarisme de la structure étatique. Lecture indispensable. JSF
La collecte généralisée de nos données personnelles rappelle immanquablement la surveillance du « Big Brother » du roman de George Orwell, 1984. Dans nos sociétés, ce pouvoir, loin d’être l’apanage d’États totalitaires, est une source de profit pour de nombreuses entreprises comme l’écrit l’américaine Shoshana Zuboff.
Lorsqu’on évoque l’essor de la surveillance numérique et le traçage de nos comportements en ligne, la référence à Big Brother est prompte à apparaître. En 2013, après les révélations d’Edward Snowden dévoilant l’ampleur de la surveillance mise en place par les agences de renseignement anglo-saxonnes, le livre d’Orwell s’était hissé au sommet des ventes de romans sur Amazon ! L’essai récent de Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, pousse à examiner de plus près la pertinence de ce rapprochement.
L’universitaire américaine décrit la manière dont les grandes entreprises de la Silicon Valley, Google et Facebook en tête, ont créé une nouvelle forme de capitalisme, qui imprègne de plus en plus fortement nos sociétés : le « capitalisme de surveillance ». Celui-ci se développe grâce à la collecte, l’analyse et la monétisation des innombrables données que les individus ne cessent d’émettre, à mesure que leurs comportements en ligne et, de plus en plus, hors ligne sont tracés et archivés. Dans plusieurs secteurs – l’économie numérique, mais aussi l’assurance ou la finance – ces données servent à fabriquer des « produits prédictifs ». Autrement dit, elles permettent d’anticiper très finement les comportements futurs des individus : déterminer quels internautes seront susceptibles d’acheter tel produit, quels conducteurs risquent d’avoir des accidents, etc.
Ce savoir a aujourd’hui une grande valeur marchande. Le capitalisme de surveillance est ainsi le processus qui transforme nos comportements présents en prédictions monnayées de nos comportements futurs. Il est ce stade de l’histoire du capitalisme où le traçage généralisé des conduites et l’analyse des préférences individuelles sont devenus les conditions du profit pour de nombreuses entreprises trônant au sommet de l’économie mondiale. Cette situation est lourde de menaces pour le droit à la vie privée. Les risques vont même bien au-delà. Pour Shoshana Zuboff, ce sont les principes mêmes de la modernité occidentale – l’autonomie individuelle et la souveraineté démocratique – qui sont en danger, dans la mesure où la volonté de prévoir les comportements futurs ne peut qu’entraîner la nécessité de façonner ceux-ci. La manière la plus sûre d’anticiper une conduite est en effet de la provoquer, en soumettant l’individu à des stimulations appropriées. Le capitalisme de surveillance ne fait donc pas qu’éroder la vie privée. Il représente in fine le pouvoir démesuré acquis par certains acteurs économiques et politiques, désormais à même de connaître et de modeler les comportements individuels et collectifs.
Ce pouvoir évoque le Big Brother d’Orwell, mais il s’en distingue aussi. Pour Shoshana Zuboff, l’écrivain anglais a magistralement anticipé certaines caractéristiques de nos sociétés, mais ses projections demeurent enracinées dans l’expérience du totalitarisme qui fut celle du XXe siècle. Or le capitalisme de surveillance nous met, selon elle, face à quelque chose de radicalement nouveau : non pas un État totalitaire mais une architecture de pouvoir bâtie à des fins marchandes grâce aux technologies numériques ; non pas Big Brother mais « Big Other ». Il est éminemment difficile de résister à ce nouveau pouvoir, qui s’est en quelques années immiscé dans les moindres recoins de nos existences. Shoshana Zuboff le décrit avec beaucoup de souffle (et quelques longueurs), mais elle ne donne guère de clé pour s’en émanciper. Elle néglige aussi le fait que tout le monde n’est pas égal face à Big Other : ceux qui n’ont pas les moyens économiques, techniques et culturels de s’en protéger sont voués à en subir les effets plus violemment que les autres. La critique du capitalisme de surveillance ne fait donc, sans doute, que commencer. ■
À lire : The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, Shoshana Zuboff, éd. PublicAffairs, 2019.
Sébastien Broca est sociologue et maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8.