Ursula von der Leyen ou le triomphe de l’anglais… Ou encore : le patriotisme linguistique de Jean Quatremer [Libération]


Cet article est paru dans Libération, le 19 septembre. Il est signé de Jean Quatremer qui n’a pas grand chose à voir habituellement avec notre école de pensée. Il est correspondant à Bruxelles de Libération et naturellement spécialiste des questions et des institutions européennes. Lisez pourtant son texte qui est de bout en bout d’un parfait patriotisme linguistique, à défaut d’un autre. Bien des esprits évoluent au fil de ces temps difficiles. Et nous nous devons d’être des guetteurs de ces évolutions, notamment lorsqu’elles se produisent sous l’effet de vents favorables.       


Libération  Son discours du 16 septembre [celui de Mme. Ursula von der Leyen] a été prononcé presque entièrement en anglais, contre l’usage… et contre l’évidence, alors que le Royaume-Uni a quitté l’UE.

La lettre du général de Gaulle du 19 juillet 1962, exhumée de ses archives, fait depuis quelques jours les délices des réseaux sociaux à l’heure de la « start-up nation ». Sans doute adressée au ministre des Armées, Pierre Mesmer, elle est ainsi rédigée : « Mon cher Ministre, j’ai constaté, notamment dans le domaine militaire, un emploi excessif de la terminologie anglo-saxonne. Je vous serais obligé de donner des instructions pour que les termes étrangers soient proscrits chaque fois qu’un vocable français peut être employé, c’est-à-dire dans tous les cas », ces derniers mots manuscrits… Nul doute que le vieux général se serait étranglé en écoutant le discours sur « l’État de l’Union » prononcé le 16 septembre par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, devant le Parlement européen. L’ancienne ministre allemande de la défense, pourtant « vendue » comme francophone par Emmanuel Macron, a parlé durant 1h20 presque uniquement en anglais (ou plutôt en globish, sa version abâtardie). Pire si possible : tous les chefs de groupe politique, à l’exception de l’extrême droite, lui ont répondu dans la langue de Shakespeare, y compris l’Allemand Manfred Weber, le patron du Parti populaire européen (PPE, conservateur) dont l’anglais est tout sauf courant.

Rupture

Le site germano-américain, Politico Europe, a calculé que 81 % du discours de von der Leyen était en anglais, 12% en allemand, 7% en français. Tous les compteurs anglophones se sont affolés : « Elle a parlé en français pendant 80 secondes au début de son discours et pendant 2 minutes 30 à la fin ; elle a parlé en allemand pendant 9 minutes 30 au milieu ; et elle a parlé en anglais pendant 63 minutes – deux morceaux d’une demi-heure de chaque côté de la section allemande. En tenant compte du temps perdu en applaudissements, l’anglais a pris encore plus de place dans son discours – près de 85 % – car elle parle l’allemand plus couramment que l’anglais », poursuit le site.

Une vraie rupture avec les usages : ses prédécesseurs ont veillé à respecter un certain équilibre linguistique entre les trois langues de travail de l’Union que sont l’anglais, l’allemand et le français, Jean-Claude Juncker (2014-2019) étant sans aucun doute un orfèvres en la matière. Si la présidente de la Commission avait parlé quasi uniquement en allemand, personne n’aurait été choqué : il y a une armée d’interprètes et de traducteurs au service des institutions et il est normal que l’on parle sa propre langue dans l’enceinte où siègent les représentants des peuples européens qui sont très loin de parler tous anglais.

Tabou de l’allemand

Comment expliquer une telle dérive ? La raison en est simple. Von der Leyen se repose sur deux hommes de confiance et deux seulement : Björn Seibert, son chef de cabinet, et Jens Flosdorff, son conseiller en communication. Or ces deux Allemands ne parlent pas un mot de français et exigent que tout leur remonte en anglais, rares étant les fonctionnaires européens maitrisant suffisamment la langue de Goethe… Ce qui prive la présidente d’un canal d’information essentiel, la France n’étant pas un pays que l’on peut ignorer. D’ailleurs, est-ce un hasard si elle n’a pas prononcé un mot sur la défense européenne, l’un des sujets majeurs du débat en France ?

Reste que ses deux conseilleurs auraient au moins pu lui préparer son discours en allemand, ce qu’ils n’ont pas fait, sans doute parce qu’il y a un tabou persistant sur cette langue. Rappelons qu’en 1958, les premiers mots du premier président de la Commission, l’Allemand Walter Hallstein furent : « Et naturellement, messieurs, nous parlerons français.» Ce basculement vers l’anglais langue unique est d’autant plus sidérant alors que le Royaume-Uni a quitté l’Union le 31 janvier et qu’il y a moins de vingt députés sur 705 dont la langue natale est l’anglais… Heureusement que le ridicule n’a jamais tué personne. 

Jean Quatremer

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