
PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Commentaire – Cette « chronique » est parue dans Le Figaro de samedi 1er avril. La France, tout simplement, a-t-elle ou non le droit, ou le devoir, ou la volonté de la continuité historique ? Nous savons bien que cette dernière n’est pas figée, qu’elle évolue au fil du temps et des interactions avec ce qui n’est pas elle. Il en est de même de la personne humaine, bien différente au cours de sa vie et au jour de sa mort de celui de sa naissance. Qui oserait nier, pourtant, l’identité du moi ? L’accueil de l’autre, pour parler le langage actuel, est donc non pas obligatoire mais possible, sous condition qu’il soit voulu, accepté et non subi, en proportion telle que ne soit pas remis en cause l’équilibre démographique, culturel, linguistique et religieux du pays d’accueil. L’arrivant n’est pas un ennemi. Il le devient en cas d’arrivée en masse qui prend alors un caractère invasif, voire conquérant. On ne donnera pas cher d’un pays qui nie l’existence d’un tel phénomène lorsqu’il se produit et nie en même temps sa propre existence historique et le substrat identitaire qui le constitue.
CHRONIQUE – Notre époque s’essaye au grand écart logique en expliquant que l’immigration massive est une chance pour l’Europe, tout en expliquant en même temps qu’elle n’a pas lieu.
« Le nombre rend l’assimilation à peu près impraticable. »
Dans un siècle, ceux qui écriront l’histoire de la transition démographique européenne seront sidérés par les efforts intellectuels investis par ceux qui la subissaient ou la justifiaient pour expliquer qu’elle n’avait pas lieu. Notre époque s’essaye au grand écart logique en expliquant que l’immigration massive est une chance pour l’Europe tout en expliquant en même temps qu’elle n’a pas lieu. Une fois qu’elle a toutefois transformé la composition démographique d’une population, on célèbre alors cette mutation, tout en expliquant qu’il ne s’agit pas d’une mutation car il en aurait toujours été ainsi.
On pousse l’audace toujours plus loin en expliquant qu’un peuple historique ne peut subir une submersion migratoire et devenir minoritaire en son propre pays car ce peuple n’existerait tout simplement pas – les peuples n’auraient aucun substrat identitaire ou démographique, et ne seraient que des constructions sociales insaisissables, des vues de l’esprit, autrement dit, se laissant au mieux définir, s’il existe, dans la logique de la fluidité identitaire. L’opération logique est imparable : si vous n’existez pas, et plus encore, si vous n’avez jamais existé, vous ne risquez pas de disparaître.
Le dogme au cœur du régime diversitaire est celui de l’inexistence des peuples. Il bute toutefois sur le principe de non-contradiction lorsqu’il fait du respect de l’identité des populations issues de l’immigration un impératif absolu. Cela nous conduit à une thèse forte : si l’identité des peuples historiques d’Europe n’existe pas, celle des populations extra-européennes est dense, et doit être reconnue. Ainsi, autant il est nécessaire, au nom de la diversité, de déconstruire l’identité des sociétés d’accueil européennes, autant il est nécessaire de célébrer l’identité des populations qui viennent s’installer chez elles.
Tout cela, normalement, se présente sous le signe de la science. Qui ose une description concurrente de la réalité est accusé de verser dans l’anti-science, dans la post-vérité et le conspirationnisme. Le régime diversitaire se déploie en niant le changement de peuple qu’il opère de manière accélérée, en diabolisant par ailleurs ceux qui prennent conscience du phénomène et s’y opposent. Il saucissonne la réalité, il la découpe en fines tranches au point de la rendre illisible, de manière que le basculement historique ne puisse pas être pris en charge politiquement et mis en scène médiatiquement.
Le débat sur l’immigration déréalisé
Mais si on arrive à s’extraire de cette falsification idéologique, c’est un tout autre monde qui apparaît. Et on constate une chose simple : le débat sur l’immigration est tout simplement déréalisé, et plus on prétend en parler «scientifiquement», moins on en parle sérieusement. Mais de temps en temps, des chiffres surgissent. Ceux de l’Insee, par exemple, qui permettent de conclure que 30 % de la population française est d’origine immigrée si on remonte à la troisième génération – même si, officiellement, l’Insee préfère communiquer sur le fait que 10 % « seulement » de la France serait composée d’immigrés.
C’est en jouant sur les mots et les définitions qu’on construit un monde parallèle à la réalité, dont il est interdit de sortir sans se faire coller une contravention idéologique. Il faut pourtant désapprendre la novlangue pour voir à quel point nous évoluons dans le domaine du mensonge institutionnalisé. On peut aussi se contenter d’ouvrir les yeux. En fait, il faudrait recenser dès maintenant les lieux et les endroits où cette révolution démographique est non pas en cours, mais déjà achevée, d’autant que la machine à assimiler est brisée. Le nombre rend l’assimilation à peu près impraticable.
Et lorsqu’un territoire change de population, il change d’identité profonde. Quant aux populations issues de l’ancien peuple, et qu’on nommera indistinctement les Français historiques, ou les vieux Français, ils sont appelés à prendre le pli du nouveau peuple, à s’y intégrer, et même à s’y soumettre – à tout le moins, on tend à le recommander à ceux qui n’ont pas voté avec leurs pieds en s’exilant pour vivre ailleurs que dans ce qu’ils s’entêtent à prendre pour leur propre pays. C’est la fameuse référence au «vivre face à face» qui a percé dans le langage politique il y a quelques années.
Mais j’y reviens, tout cela, nous pourrons peut-être le raconter dans cent ans. Pour l’instant, il faut répéter les slogans qui valent approbation scientifique : l’immigration massive n’existe pas, même si elle est une chance pour la France, qui a changé, même si par ailleurs, elle n’a jamais existé. Qui parvient à brouiller le principe de non-contradiction, et à abolir la différence entre le vrai et le faux pour lui substituer l’exigence de conformité idéologique au discours porté par le régime, déstabilise la capacité d’un peuple à résister à son congédiement existentiel dans son propre pays. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.