
Cette tribune est parue dans Le Figaro du 1er mars. Pierre Lellouche est coutumier d’une approche réaliste des questions de politique internationale. Ce n’est pas courant. Il connaît bien les dossiers russo-ukrainiens pour avoir participé à différentes négociations s’y rapportant. Il connaît l’Histoire à la différence de ceux que le revirement américain a surpris et scandalisé. Il sait que l’Ukraine était russe sans nulle contestation quand la France républicaine, sous la présidence de Sadi Carnot, accueillait en grande pompe à Paris le tsar Alexandre III. Il n’a pas oublié qu’à Yalta, ce fut un président américain, Roosevelt, qui décida avec Staline du partage de l’Europe. Comme on dit aujourd’hui, l’Ukraine n’était pas un souci… Il sait aussi que dans tous les grands conflits ultérieurs, Russes et Américains ont toujours fini par s’entendre sur le dos des autres. Pierre Lellouche a raison de titrer sa rubrique : « malheur aux vaincus et aux vassaux ». Ces derniers ont beau s’agiter, la coalition hétéroclite de Londres a beau s’être tenue à grand tapage, il serait étonnant qu’il en sorte autre chose que des images, des paroles, de la communication et, sans doute, de vaines dépenses – financières ou humaines – aux frais des populations d’Europe.
L’essentiel, ici, c’est que l’Amérique abandonne l’Ukraine, alors que les Européens, eux, à tort ou à raison, continuent à croire au leitmotiv ukrainien : après Kiev, les Baltes, la Pologne et, qui sait, Berlin ou Paris…
« Un grand moment de télévision », a pronostiqué, en expert, Donald Trump, à la sortie de son incroyable rencontre avec son collègue ukrainien, Zelensky, dans le Bureau ovale, ce vendredi 28 février 2025. Mais ce n’est pas tout : il s’agit d’un moment historique, cette humiliation violente, publique et en mondiovision, infligée au perdant, Zelensky, par son ancien protecteur, le président des États-Unis. Un lâchage en direct, «obscène», selon François Hollande, mais qui a le mérite de clarifier les perspectives de sortie de la guerre en Ukraine, et derrière elles, celles du continent européen tout entier. Ces perspectives sont tout sauf réjouissantes.
Si l’on met de côté l’incroyable brutalité de Trump et de Vance, le contenu de la «conversation», si l’on ose l’appeler ainsi, n’a rien de nouveau. Les principales données sont connues depuis des mois :
- Les Ukrainiens ne peuvent pas regagner militairement les territoires perdus du Donbass et de Crimée. Ceci est acquis depuis le début de l’année 2023.
- La poursuite de la guerre d’usure, en raison de l’écart démographique (30 millions contre 145), n’est pas à leur avantage. Elle ne serait de toute façon possible que si les Américains continuaient à fournir des armes. Une «carte» maîtresse, comme l’a dit Trump, que les Ukrainiens ne possèdent pas, et qu’il entend leur faire payer très cher : minerais et cessez-le-feu.
- Le cessez-le-feu, justement, Zelensky n’en veut pas. Ce qu’il souhaite, c’est un véritable traité de paix assorti de garanties de sécurité crédibles. Et ces garanties, c’est avant tout l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan (inscrite dans la constitution ukrainienne), ou, à défaut, une armée européenne de 200.000 hommes.
- Problème : Trump refuse catégoriquement (tout comme son prédécesseur Biden, et avant lui, Obama) l’intégration de l’Ukraine dans l’Otan, ironiquement la cause directe de cette guerre ! Pour une raison simple : pas question de risquer «une Troisième Guerre mondiale» avec la Russie.
- L’armée européenne de 200.000 hommes n’existe pas. Ce qui pourrait exister, éventuellement, c’est un petit corps expéditionnaire de 30 à 40.000 hommes, composé essentiellement de soldats français et britanniques. Mais ce serait une force «non combattante», selon Macron, très insuffisante pour dissuader une éventuelle agression russe sur une ligne de front de 1 000 km, et de surcroît privée du soutien logistique et aérien nécessaire. D’où la demande exprimée, toujours dans le même Bureau ovale la semaine dernière, par Macron et Starmer, d’une garantie américaine «au-dessus», si l’on ose dire, de la garantie européenne. Là encore, réponse négative des Américains : une telle garantie signifierait, de fait, l’élargissement de l’Otan à l’Ukraine. Pour les Russes, c’est également inenvisageable : ce serait l’Otan sans le nom.
Alors, que faire ?
Après avoir ignoré la question ukrainienne pendant 30 ans, tout en désarmant massivement, les Européens sont aujourd’hui dans la panique. Le protectorat américain touche à sa fin : pire, le protecteur est désormais vu comme aussi dangereux que l’adversaire. L’Europe connaissait un démon, elle en découvre deux à présent ! « L’Occident, a dit Mme Kallas, la ministre des Affaires étrangères de l’UE, a besoin d’un nouveau leader ». Mais qui ? Et surtout avec quels moyens ?
La rupture, en tout cas, est définitivement consommée quant à la nature du problème.
Revêtu de son habituelle tenue de guerrier, Zelensky pensait pouvoir dérouler devant Trump son argumentaire habituel. Celui qu’il défend sans relâche depuis trois ans et qui a jusqu’ici parfaitement fonctionné auprès des Européens (à l’exception de la Hongrie) comme de l’administration Biden. «L’Ukraine est votre première ligne de défense. Le sang ukrainien coule pour vous, les Russes sont à vos portes. Vous êtes les prochains sur la liste : payez !» Un gros zeste de rappel historique (Munich 1938), un autre de complexe de culpabilité occidental pour tout ce sang versé pour nous, «les planqués». La formule, déclinée devant tous les Parlements, conférences et autres événements artistiques, par le Président communicant en chef, avait jusque-là été d’une remarquable efficacité : 150 milliards d’euros versés par les Européens, une presse quasi unanime. Tout cela était censé durer «autant que nécessaire», selon le mantra répété à l’infini par les chancelleries occidentales, «Kiev seul décidant du moment de négocier». L’Ukraine ne se battait-elle pas pour «le Bien contre le Mal» (Biden) ? Ne nous protégeait-elle pas de la Russie, «la menace existentielle contre l’Europe» (Macron) ?
Sauf que, Biden parti, l’argument ne passe plus, mais plus du tout chez Trump. Ce dernier, qui doit à Zelensky sa première procédure de destitution en 2018, prend l’Ukrainien pour un super vendeur, expert en escroquerie du contribuable américain. «À chaque fois qu’il vient ici, il repart avec des milliards». Quant à J.D. Vance, il se souvient parfaitement que Zelensky a eu la mauvaise idée de faire campagne avec Kamala Harris, en allant visiter avec elle une usine d’armement en Pennsylvanie.Résultat, quand Zelensky a commencé à dire que, malgré ce «bel océan Atlantique qui la protège», l’Amérique aussi aurait un jour un problème avec la Russie, c’est à ce moment précis que Trump a littéralement explosé, conseillant à son interlocuteur de s’occuper de ses propres problèmes, pour lesquels il n’avait « aucune carte » dans son jeu, tandis que le vice-président Vance exigeait de Zelensky des « remerciements ». On connaît la suite.
L’important, dans cette scène, ne réside pas seulement dans sa brutalité, ni même dans le revirement américain. L’Amérique sait parfaitement tourner le dos à ses alliés d’hier : en 1918, lors de la non-ratification du traité de Versailles, à Saïgon ou à Kaboul, sans oublier les chefs d’État amis abandonnés sans autre forme de procès, du Shah d’Iran à l’Égyptien Moubarak… Pour Trump, la question ukrainienne ne se pose plus : il a «confiance dans la parole de Poutine»…
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L’essentiel, ici, c’est que l’Amérique abandonne l’Ukraine, alors que les Européens, eux, à tort ou à raison, continuent à croire au leitmotiv ukrainien : après Kiev, les Baltes, la Pologne et, qui sait, Berlin ou Paris…
Si tel est le cas, les Européens vont devoir passer du rôle de supporters enthousiastes, mais confortablement installés dans leur canapé, d’un conflit qu’ils se contentaient de financer à distance, à celui de participants directs, du moins à son règlement sur place. Une mission risquée, dans un pays ravagé, instable politiquement et surmilitarisé, dont une bonne partie de la population n’acceptera jamais l’amputation de son territoire au profit des « cochons » russes.
Tandis que les conseils de guerre improvisés se succèdent à un rythme effréné – Paris, Kiev, Londres en huit jours –, les questions restent les mêmes : qui ira ? La France et l’Angleterre, mais ne semble-t-il pas l’Allemagne, ni la Pologne, ni l’Italie… Avec quelles forces ? Et quel financement ? Le nouveau chancelier allemand vient d’évoquer l’élargissement de la dissuasion nucléaire française et/ou britannique. Mais avec quel doigt sur le bouton ? ■ PIERRE LELLOUCHE
*Dernier livre paru : Engrenages. La guerre d’Ukraine et le basculement du monde, de Pierre Lellouche, Odile Jacob, 368p., 23,90€. Odile Jacob
Pour des analyses de fond, Marc Vergier recommande à juste titre d’écouter les émissions suivantes :
– de Jacques Baud (plutôt diachronique) : https://www.youtube.com/watch?v=OkcPB-iznAQ
– de François Asselineau (plus synchronique): https://www.youtube.com/watch?v=_6KiEAdLMTc.
– enfin, les lumières décapantes apportées par un expert géologue sur les fameuses « terres rares » (d’autant plus rares qu’elles sont déjà entre les mains russes). Écouter France Culture :https://www.radiofrance.fr/franceculture/grille-programmes?date=27-02-2025 (émission de 6h30).
Et boulevard Voltaire et Régis Le Sommier
Il est généralement parlé dans les médias d’un Zelinsky qui serait ceci ou cela de son propre chef… Ce me semble être l’erreur majeure commise par les commentateurs Erreur d’ignorants ou erreur bien ordonnée ? C’est du pareil au même, l’ignorance ne consistant en fait qu’en la vassalité consentie à des commandements sous lesquels les gogos sont réduits à devoir errer.
Ce que l’on appelle «l’argumentaire de Zelinsky» n’est que la leçon dont on a pris soin de lui bourrer le crâne, afin qu’il la serine à tout venant.
La réalité tient à ceci que les «démocraties occidentales» vacillent, tant géostratégiquement qu’économiquement, et qu’il s’ensuit une débandade idéologique, trahissant non tant des doctrines déficientes que l’absence totale de doctrine autre que la serinette de l’indépassable conception d’un «progrès scientifique» résolutoire. Cette idée «progressiste» est désormais frappée au coin de la grossièreté facétieuse. Il y aura encore un moment avant que tout un chacun en acquiert la conviction, mais celle-ci creuse son sillon…
D’autre part, ainsi tremblantes sur leur base, les «démocraties occidentales» tâchent de trouver quelque moyen restabilisateur ; elles n’en ont jamais connu d’autre que celui de la guerre, selon une maxime retournée dans les termes selon laquelle, au fond, si l’on veut la guerre, il faut aménager des conditions à la paix. On sait bien que toutes les guerres modernes ont généré des sursauts économiques, aussi, nos modernistes stratèges politiques se mettent à envisager que, désormais, au point du «sens de l’Histoire» où nous en sommes, la guerre leur permettra un sursaut politique… Cela fut déjà expérimenté, grandeur nature, avec la «guerre contre le Covid» ; et puis, l’Ukraine s’est présenté comme un champ d’expérience plus large, dont l’ampleur manipulatoire aurait dû anesthésier tous les objecteurs, ainsi que cela a semblé se dérouler effectivement durant trois ans ; avec la couche supplémentaire de la Bande De Gaza, à grands renforts d’un État d’Israël qui serait le dernier rempart de l’Occident contre… (on ne dit pas trop quoi, finalement).
Seulement, voilà, dans ce grand concert à la con des nations mal embouchées dans leur potage, un cheveu est venu se coller dans les gosiers tonitruants : Donald Trump ! Facile de le réduire à un personnage «vulgaire» quand la «diplomatie» des fréquentables «partis de gouvernements» fait dans la dentelle de l’abrutissement généralisé et la sciure de langue de bois ; mais il faudrait prendre la peine de se rappeler les propos tenus à jets continus par tous ces misérables, depuis les «sans dents», les «ceux qui ne sont rien», jusqu’aux revirements constants de la «parole politique» dans les mêmes bouches, converties, inverties, reconverties et aux doublures successivement couturées de toutes sortes d’aménagements plus confortables…
Je ne sais certes pas de science sûre ce que peut valoir humainement Donald Trump, mais je sais pertinemment ce que valent tous ceux qui se payent le luxe à bon marché de le taxer de toutes les infamies leur passant par la tête.
De deux choses l’une, ou bien Trump est suffisamment fort, ou bien non ; dans le premier cas, les goujats et les escrocs vont se mettre incessamment à plat ventre et ramper vicieusement devant leur maître, qu’ils vont pourlécher de manière odieuse ; dans le deuxième cas… je prie Dieu qu’il ne se présente pas un deuxième cas !
Bel et bon commentaire, vraiment !
Veulent -ils une troisième guerre mondiale ? C’est la seule question prioritaire. Oui ou non? Si non, il sera troujours temps, de travailler à améliorer les conditions; de paix, mais encore faut-il la voir dans l’œil l de son ennemi. La diplomatie s’appyant sur un État légitime peut nous faire sortir de ‘l’ornière ou faut-il pratiquer la fuite en avant suite à une idéologie déconnectée.? Une paix imparfaite? (, je n’ai pas dit déshonorante) est préférable à une » montée aux extrêmes. La logique de la paix a sa propre dynmique, car elle est finalement reconnaissance réciproque si elle est sérieusement négociée, Les à priori conduisent à la catastrophe ; « Schadenfreude « et jansénisme, accouplés pour notre perte, ou triomphe de la vie.malgré tout et ses plaies. Mais aiment-ils toujours la vie ces jacobins de l’Europe, le mot » douce France » résonne–t-il encore en eux?