
Entretien avec Pierre Vermeren.
« Pour résumer, si le wokisme profite de l’affaissement scolaire et intellectuel de la société, il reste essentiellement cantonné dans les milieux de pouvoir, et il s’apparente en ce sens à une idéologie d’État. Ce n’est pas Sud-PTT qui nous a condamnés, c’est le Collège de France. »
Cet entretien est paru le 20 mai dans Front Populaire. Si, comme il y est dit, le wokisme est essentiellement le fait des « élites » détentrices du pouvoir, constitutives de ce que tout le monde appelle aujourd’hui le Pays légal, on peut lui prédire une durée de vie limitée. Il ne semble pas affecter les deux tiers de l’humanité qui ne sont pas l’Occident décadent et qui, même, le méprisent — et déjà l’Amérique de Trump, mais plus encore, semble-t-il, celle de J.D. Vance, le rejette et même le pourchasse. Sans doute le wokisme est-il allé beaucoup trop loin dans sa négation de la nature proprement dite pour être assuré d’un grand avenir. En attendant, il subvertit les sociétés dites occidentales et les affaiblit pour un temps encore indéterminé. C’est d’Amérique que, cette fois-ci, et sur ce sujet-là, essentiel et bien déterminé, souffle un vent meilleur. JSF
ENTRETIEN. Dans Face à l’obscurantisme woke (Ed. PUF), vingt-six universitaires analysent sans filtre l’idéologie woke. Pierre Vermeren a codirigé l’ouvrage et détricote pour nous cette pensée totalitaire et systémique qui étend son influence dans toutes les institutions dirigeantes.
Front Populaire : Pourquoi parler de l’idéologie woke comme d’un obscurantisme ?

Pierre Vermeren : L’allusion est voltairienne : le rejet de l’héritage universaliste des Lumières au profit d’un communautarisme débridé de minorités dominées auto-proclamées (culturelles, religieuses, ethnico-raciales, de genre…) hérisse la société de barrières invisibles, au risque de la guerre de tous contre tous (et toutes !). Réunions interdites à tel sexe, retour des « races », auto-affirmation de genre, mutilations d’adolescents, apologie du voile islamique en outil de libération, slogans en guise de pensée, culture de l’effacement, censure, dénonciation des mathématiques comme science blanche, négation de la bipartition sexuelle, fausses sciences et fausses croyances, etc. … quel nom voulez-vous donner à cette dérive ? Elle émane certes de milieux très divers – parfois opposés –, mais l’intersectionnalité fabrique une machine de guerre sociale et idéologique contre l’Occident (en général), son histoire, et surtout sa prétention à l’universalisme…
Le groupe de 26 universitaires auteurs de ce livre – à l’image de nos collègues en général – a été patiemment sélectionné par les instances académiques pour être autorisé à chercher et enseigner : nous nous sommes approprié nos sciences respectives, avons goûté à notre immense héritage culturel, et tentons de le faire vivre et de l’enrichir pour mieux le transmettre… Au lieu de quoi il faudrait se soumettre sans barguiner à des injonctions idéologiques et moralisantes, ruiner notre patrimoine culturel au nom de la cancel culture et se soumettre à des mots d’ordre idéologiques promus par Bruxelles ? Ce serait une trahison envers ceux qui nous ont formés.
FP : Votre éditeur avait suspendu la publication de l’ouvrage, le 12 mars dernier, en raison du « contexte politique national et international actuel ». En quoi cela est-il révélateur de la pression qui s’exerce dans les milieux intellectuel et universitaire ?
PV : La chose n’a jamais été clairement dite, mais elle rélève de trois attaques convergentes : des milieux intellectuels (lecteurs et auteurs des PUF nous a-t-on dit), de journalistes de gauche (dont rendent compte les premiers articles de Libération et du Nouvel Obs) et enfin de Patrick Boucheron qui, au Collège de France, a voulu faire honte aux PUF de nous publier (suivant la pratique anglo-saxonne du « name and shame »). Sur quelle thématique, puisque personne n’avait lu le livre dont les PUF, qui l’avaient commandé, étaient parfaitement satisfaites ?
D’abord l’affaire Stérin, catalyseur et prétexte, étant entendu qu’avec ce livre, ni son éditeur ni aucun auteur n’ont touché un centime pour sa réalisation (d’où la confusion entretenue avec l’Observatoire de l’éthique universitaire dont certains auteurs sont membres, et dont la Fondation du Bien commun est un des nombreux donateurs, mais sans pouvoir d’influencer une association protégée par son statut). Ensuite, l’élection de Trump et le contexte de son investiture, puis de la lutte contre le wokisme qu’il a engagée aux Etats-Unis. Nous aurions eu un « agenda politique caché » pour accompagner son offensive en France : à ceci près que le livre a été commandé il y a plus de trois ans, qu’il a été réalisé lentement dans l’intervalle, que nous ne sommes pas américains, et que notre lancement a été prévu avant l’élection de Trump (dont je rappelle que la folie wokiste américaine a été un puissant moteur de la réélection, celui-ci étant donné politiquement mort il y a trois ans). S’ajoute à cela le refus que de vrais universitaires représentatifs de nos universités et de notre recherche recourent à la principale maison d’édition universitaire française pour discréditer et attaquer ce qui s’apparente de plus en plus à l’idéologie de notre État et de l’Union européenne, le wokisme, idéologie simpliste qu’affectionne une partie de nos dirigeants.
FP : Comme vous l’avez rappelé, l’élection de Donald Trump a été perçue par certains comme une défaite du wokisme. Les chercheurs ou intellectuels qui se revendiquent de cette idéologie ont-ils réellement un impact sur l’opinion publique au sein des sociétés occidentales ? N’y a-t-il pas une panique morale autour de cette tendance ?
PV : Cela ne fait aucun doute, d’autant plus que cette pensée totalitaire et systémique émane principalement des élites, et qu’à ce titre elle investit les instances et les institutions dirigeantes (grands médias, sociétés de communication, direction des universités, ministères culturels, institutions européennes, grandes firmes, cinéma…). Les positions de pouvoir permettent d’influencer la population par le biais de ces institutions, et surtout de créer des fonctions liées à la DEI (Diversité, Équité et Inclusion), ce qui permet d’offrir des postes à des milliers d’idéologues peu cultivés, mais qui se battent comme des diables pour imposer leur idéologie à tout un tas de secteurs (et gagner leur vie et monter dans la hiérarchie sociale). Ainsi se forment des clientèles qui gangrènent l’État, l’Europe et les institutions, après l’avoir fait au États-Unis avec pour conséquence le beau succès qu’on leur doit avec l’élection de Trump. L’homme ordinaire américain – quelle que soit son appartenance communautaire –, rendu fou par des pensées folles, a cherché un contre-feu : au rythme où les grandes entreprises américaines sont rentrées dans le droit chemin en brûlant ce qu’elles avaient adoré la veille, on mesure leur hypocrisie quand ils s’agit de garantir leurs profits… Mais l’Amérique n’est pas la France ni l’Europe. De ce côté de l’Atlantique, les choses sont plus institutionnelles encore : en Europe, Bruxelles a la main sur le financement des recherches en sciences sociales et humaines en Europe, et impose ses normes idéologiques au détriment de la science. La science c’est la recherche de la vérité, non de la conformité idéologique : ça, c’est le lissenkisme, et l’URSS en est morte.
FP : L’idéologie woke a-t-elle fait son nid dans la modernité tardive ? En quoi la promesse d’autonomie et d’émancipation de l’individu a servi au développement de l’idéologie woke ?
PV : Oui, c’est la suite du XXe siècle, véritable cimetière d’idéologies totalitaires et d’évènements apocalyptiques construits de main d’homme (les deux guerres mondiales, les totalitarismes, la bombe atomique, la guerre chimique, les génocides…). La modernité est sortie essorée du XXe siècle, qui a porté la crise de la conscience européenne à son paroxysme. Les islamistes en concluent que le temps de l’islam est venu ; les Chinois que c’est le temps de la revanche ; les chrétiens qu’il faut revenir à Dieu ; et les woke qu’il faut liquider l’Occident et son passif. Cette mutation s’accompagne du retour au mythe de « l’homme nouveau », que les révolutions puis les expériences totalitaires ont déjà pas mal pratiqué. Cette fois, il faut liquider tous les liens qui créent des hiérarchies et des rapports de domination : puisque les hommes ont dominé les femmes, supprimons le sexe ; puisque les maigres et les beaux ont dominé les gros et les beaux, supprimons la beauté ; puisque les blancs auraient dominé les racisés, supprimons l’Occident ; puisque la société industrielle a détruit la nature, cessons de nous reproduire. Cette pensée magique comporte incontestablement des effets systémiques et totalitaires. Il est possible comme vous le soulignez que l’émancipation complète des individus dans nos sociétés, l’hyper-individualisme et la fragilisation des familles poussent des individus isolés à se regrouper en communautés d’appartenance, fondées non sur des liens religieux, politiques ou sociaux, mais purement identitaires (le genre, la couleur de peau, le physique, la tribu, la sexualité…). Cette régression sans précédent bafoue les principes émancipateurs de la promesse universaliste tenue par le christianisme puis par les Lumières, et en France par l’égalitarisme républicain.
FP : Dans quelle mesure l’effondrement du niveau scolaire – organisé par les élites – a permis au mouvement woke de se développer dans la société ?
PV : C’est un terreau qui nuit forcément à la rationalité, à l’esprit scientifique et à l’émancipation des croyances infondées et de la pensée magique. Quand des sujets de recherche universitaire portent en France sur la linguistique de plantes, sur l’archéologie woke ou sur les pratiques SM dans le nord de la Lorraine, il y a un gros malaise sur le concept même de la science. On peut ajouter que la difficulté croissante des étudiants à lire des livres, à comprendre des énoncés complexes, et à écrire des dissertations ou des commentaires construits, argumentés et bien écrits, favorise la recherche d’alternative : un axiome simpliste (« l’Occident est colonial », ou « le sexe n’existe pas ») est plus facile à manier qu’un livre de Kant ou de Braudel. Certaines disciplines favorisent le développement des « studies » en place des disciplines académiques, ce qui leur permet d’inventer des chapelles pour y placer leurs étudiants sans concurrence, même s’ils sont de bas niveau. Tout cela est vrai. Il n’en reste pas moins que le wokisme est une pratique élitiste : l’écriture inclusive ne s’adresse qu’à des sachants, car si vous ne maîtrisez ni l’orthographe ni la ponctuation, ce qui est le cas de la majorité des jeunes étudiants, le « point médiant » est le dernier de leurs soucis. Ce sont les institutions stratégiques les mieux placées (sociétés de communication, grands médias publics, Commission européenne, ARCOM, grandes entreprises, etc.) qui pratiquent le wokisme. Dans le secteur universitaire, ENS et les IEP sont en pointe, et à l’université, ce sont les administrations qui sont activistes en ce domaine.
Pour résumer, si le wokisme profite de l’affaissement scolaire et intellectuel de la société, il reste essentiellement cantonné dans les milieux de pouvoir, et il s’apparente en ce sens à une idéologie d’État. Ce n’est pas Sud-PTT qui nous a condamnés, c’est le Collège de France.
FP : Comment expliquer cette haine de soi qui sévit en Occident ?
PV : C’est pour moi le passif du XXe siècle : trop de morts, de sang, de guerres et de traumatismes. Ajoutons à cela la crise de la conscience européenne : l’Europe a animé depuis des siècles l’histoire du monde ; et elle est en train de perdre la main, dépassée par ces régions qu’elle a créées (l’Amérique) ou réveillées (la Chine ou le monde musulman). Cette perte est loin d’être totale, car l’Occident garde une puissance symbolique considérable, raison pour laquelle des jeunes du monde entier rêvent d’émigrer vers ses terres… Mais le narcissisme européen est atteint. C’est pourquoi après avoir colonisé et dirigé le monde, l’Occident semble s’ennuyer. Il fait venir le monde à lui, et il aimerait s’attribuer tous les maux de la terre : l’Afrique ne serait pas ruinée par ses élites mais par l’Europe ; l’Afrique n’aurait pas été touchée par les traites africaine et arabe, mais seulement par celle de l’Europe, pourtant la moins longue et la moins importante ; l’Occident détruirait la planète, et devrait arrêter de produire, alors même que la moitié de la production mondiale se fait en Chine ; l’Occident devrait arrêter de faire des enfants, alors qu’il fait à peine 5% des enfants du monde, etc. La France finit même par s’accuser du génocide du Rwanda dont elle fut le témoin impuissant ! Bref, l’Europe aimerait rester au centre du monde alors qu’elle n’est plus qu’un passager parmi d’autres. C’est peut-être ce que les woke ne supportent pas ?
FP : Dans la bataille contre l’universalisme, le wokisme est-il de facto un allié objectif de l’islamisme ?
PV : Absolument, mais d’une manière paradoxale. Pour les woke, l’universalisme est un des visages de l’oppression que l’Occident impose au reste du monde. La République patriarcale n’interdirait pas le voile islamique à l’école pour émanciper les jeunes musulmanes, mais elle attenterait à leur liberté de croyantes. La croyance naïve selon laquelle les femmes sont libres dans un contexte anthropologique patriarcal et sexiste, où la minorisation des femmes est validée par des textes sacrés, n’émeut pas les étudiantes désaffiliées de Sciences Po ou de l’ENS ! Pour ces filles de la bonne bourgeoisie désaffiliée, totalement libres de leurs choix et de leur sexualité, tous les individus vivent selon leur tempo : porter le voile sacré pour masquer son corps et ses atours par 35 degrés, et se couper ainsi ostensiblement du marché des libres relations mixtes, reposerait sur un choix libre et consciemment assumé. Les islamistes, bien plus malins que les woke, qui deviennent ainsi leurs idiots utiles, savent à merveille jouer sur leurs cordes sensibles : communautés, oppression, libre choix, émancipation par le voile, altérité culturelle etc. Ils ont appris la novlangue, mais ils l’utilisent à leur propre fin : l’installation subreptice mais consciente et déterminée d’une séparation entre les sexes, les religions et les modes de vie. Il est plus facile de faire gober cela à des jeunes intellectuels occidentaux naïfs et ignorants du monde, bien disposés et altruistes au demeurant, qu’aux filles nées musulmanes émancipées des villes d’Afrique du Nord ou des cités d’Europe qui savent à quoi elles échappent ou ce qu’elles subissent.
Mais quand l’ignorance rejoint l’idéologie, au service de la seule condamnation d’un Occident présumé patriarcal, colonialiste et raciste (conviction partagée par les woke et les islamistes), il est étrange que personne ne se demande pourquoi les trois quarts de la jeunesse maghrébine et africaine rêvent d’émigrer vers de si horribles contrées ? ■ PIERRE VERMEREN
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Absolument remarquable diagnostic : c’est clair, sobre, argumenté, factuel.
Et ce n’est pas fini!
Les tocards fanatisés des sciences humaines étatsuniennes qui ont perdu leurs postes « intersectionnaux » vont débarquer chez nous, attirés à grands frais. Nous laissons partir les meilleurs pour ne pas faire de l’ombre aux endormis du système; Nous allons les remplacer par de moins bons encore ! Parleront-ils même français ?
Il y a pire que le wokisme : la préférence pour les nuls, le tocardisme suicidaire et servile de nos « institutions dirigeantes ».
Haine de soi , haine de la vie.