
Par Pierre de Meuse.

Il est un principe que l’on peut légitimement appeler capétien, c’est l’indifférence, ou du moins l’étanchéité que, dans un État sain, la politique étrangère doit conserver par rapport à celle applicable à l’intérieur du pays. Ce n’est pas seulement parce que l’une tendrait à l’emporter sur l’autre mais essentiellement parce que ces deux domaines obéissent à des buts différents, liés à des réalités opposées.
La différence de buts entre les deux s’explique dans cette évidence : à l’intérieur l’État est censé servir le bien commun du peuple, son unité malgré ses différences naturelles, sa permanence pour l’avenir, dans la soumission au principe de persévérance de la communauté de destin et de son ordre. À l’extérieur, il en est tout différemment et la logique de l’action est marquée par la défense des intérêts dans un domaine où l’on ne s’adresse pas aux mêmes mais aux autres. Le maître-mot est alors l’indépendance et la prise en compte chaque jour renouvelée des rapports de force. Car la société internationale connaît une grande variabilité. La souveraineté interne s’exerce en effet sur un espace déterminé, structuré par nature, que l’on peut considérer comme un système largement ordonné et fermé sur lui-même, fixant ses propres finalités. À l’inverse, le champ d’action de la souveraineté externe n’est rien d’autre qu’un espace ouvert, hétérogène et non structuré, dans lequel se déploie une multitude de forces difficiles à identifier et à isoler, obéissant à des motivations changeantes et contradictoires. Il est donc capital pour l’État soucieux de son efficacité de s’adapter au désordre, ou plutôt à l’absence d’ordre stable. Il lui faut chercher des alliés, et surtout limiter ses engagements, qui doivent être réversibles. Non que l’État ne doive pas respecter ses obligations, mais que celles-ci ne doivent pas le conduire à une issue insupportable : un manuel à l’usage des diplomates expliquait il y a moins d’un siècle que l’impératif principal d’un traité restait toujours la possibilité d’en sortir. Et que la qualité la plus précieuse d’un ambassadeur était de savoir « se défiler » ! C’est dire l’importance de ce sujet : car une politique étrangère fondée sur des impératifs catégoriques communs au dedans et au dehors, risque de ligoter l’État dans une intrication qui peut la conduire à la paralysie. Ainsi Bainville, dans Les conséquences politiques de la paix, mettait en lumière les aspects dangereux et inéquitables du traité de Versailles, mais il est juste de dire que ces règlements désastreux étaient la conséquence directe des articles secrets de l’Entente qui avaient interdit toute paix séparée à notre pays.
Or, à la différence des États dits autoritaires, les gouvernants de la république française se montrent souvent insoucieux de cette autonomie de la politique étrangère et aujourd’hui plus que jamais, au point de mettre en danger la survie même de notre nation.
Un premier facteur de brouillage de la perception de cette réalité imposant une stricte dichotomie entre politique intérieure et politique extérieure est l’idéologie sous toutes ses formes.
l’idéologie sous toutes ses formes.

L’idéologie étant une religion séculière, on ne s’étonnera pas de voir compter dans ses rangs les religions les plus respectables lorsqu’elles interviennent dans des domaines où leurs préceptes sont incertains. Si jusqu’au XIV° siècle la religion chrétienne a pu donner une réalité à la Chrétienté en tant que norme bienfaisante de politique internationale, à partir de cette période, elle perd ce rôle. L’on voit alors Charles-Quint et François Ier briguer les faveurs du Grand Turc, et un siècle plus tard, le cardinal de Richelieu rechercher l’alliance des princes protestants en Allemagne et en Suède, contre les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche. Pourquoi une telle attitude est-elle logique ? Parce qu’une alliance fondée sur des principes supérieurs, des « absolus », même les meilleurs, n’en connaît pas moins des rapports de force, qui sont maximisés par l’alliance. Il en résulte que les intérêts des États plus menacés, les « puissances secondes » seront récompensés de manière beaucoup plus défavorable qu’en proportion de leur contribution, voire totalement méprisés. Ainsi Napoléon III, en aidant de toutes ses forces l’unité italienne au nom du principe des nationalités, procura à la Prusse les clefs de l’unité allemande, radicalement opposée à nos intérêts, avec le soutien de l’Italie unifiée. De même, le refus obstiné des Alliés de soutenir l’Autriche de Dollfuss et de Schuschnigg contre l’invasion hitlérienne, parce ces hommes politiques étaient selon leurs dirigeants des monarchistes et des fascisants, est un modèle de cécité en matière de politique internationale. Rappelons ici le précepte insensé de Bénès en 1936 : « Plutôt Hitler à Vienne que les Habsbourg ! ».
Pourtant il arrive que des États, même hantés par une idéologie, et face à l’impérieuse nécessité d’une alliance de revers, se tournent vers une puissance animée par une vision du monde opposée. Le cas le plus connu des Français est l’alliance franco-russe, conclue en 1892 et 1912 avec un régime totalement opposé au leur : les républicains de la IIIe République n’éprouvaient certainement guère de sympathie pour le Tsar et son autocratie. L’on voit alors les deux secteurs de l’activité gouvernementale se trouver isolés l’un de l’autre, étant soumis sans inconvénient réel à des orientations diamétralement opposées. De même la politique gaullienne à l’égard de l’URSS, témoignant de velléités neutralistes alors même que la France était toujours dans l’OTAN.
On peut constater dans d’autres pays la présence de ces alliances « inattendues, ainsi l’appui fourni par les Etats-Unis à des pays foncièrement anti-libéraux comme Saint-Domingue, ou l’Espagne franquiste, et l’appui de cette même Espagne à Cuba, par l’U.R.S.S. à des pays bourgeois comme l’Inde, ou l’Égypte, et par la Chine à des pays farouchement anti-communistes comme le Chili de Pinochet, ou encore le Pacte germano-soviétique de 1939. La répétition de ces comportements dans le temps et dans l’espace prouve, malgré tout, la fréquence de ces cas. Rappelons que le Général de Gaulle écrivit à plusieurs reprises pour blâmer la IIIème république de n’avoir pas « soutenu de toutes ses forces » la république espagnole de Azana, orientée très à Gauche, pour faire pièce aux fascismes. Il est vrai qu’il écrivait après la guerre, et que le problème ne se posait plus.

Un autre aspect de l’idéologie est la surévaluation du Droit international qui est un Droit contractuel et non un Droit positif. Cela est vrai surtout depuis la fin de la Ière Guerre mondiale, et depuis le discours de La Baule, c’est devenu un discours normatif obligatoire sous le nom d’« état de Droit ». Déjà Bainville faisait remarquer combien le traité de 1919 s’entourait d’une connotation quasi religieuse, fondé sur un moralisme outrancier, un économisme et des principes moraux idéalistes. Or les rapports de force internationaux, malgré les constructions utopistes qui s’accumulent depuis le XVème siècle, refusent de justifier toute croyance et toute idéologie en son domaine. La croyance relève de l’idéal. Or nous ne devons pas croire, nous devons observer, comprendre et induire. C’est la leçon de Bainville qui prône une politique empirique. L’indignation ne peut donc servir durablement de levier à une politique. ■ PIERRE DE MEUSE (A suivre)
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Des points sur les I, rappels salutaires. Remarquable article.
Marc vandeSande a raison. Et d’ailleurs je le salue. Cette première partie est excellente pour les raisons qu’il dit. Voilà qui comble utilement des manques dans l’exposé courant des doctrines de notre école de pensée. Merci à Pierre de Meuse notre ami de longue date. Attendons la suite.