
« Décès d’Éric Denécé : une perte pour l’analyse géopolitique. » France Soir
Par Vincent Hervouët.

Cette chronique spirituelle, pertinente et informée suivant les qualité et le style habituels de Vincent Hervouet, est parue au JDD du 7 mai.
CHRONIQUE. Qu’il ait été assassiné ou qu’il ait été acculé au désespoir, Éric Denécé, spécialiste du renseignement retrouvé sur un chemin de montagne, mériterait qu’on le lise enfin.

Ce serait trop facile d’écrire qu’il est mort comme il a vécu. Éric Denécé était un spécialiste du renseignement. Il connaissait des recoins de ce monde obscur. Son histoire, son poids (relatif) dans les affaires géopolitiques, la violence d’État. Il leur a consacré la plupart des 39 livres qu’il a publiés, c’est-à-dire toute sa vie. Sa mort évoque un mauvais polar : son corps aurait été retrouvé sur un chemin de montagne dans les Vosges, dans sa voiture, une arme de chasse sur le siège du mort. Les gendarmes ont ouvert une enquête.
Le bout de la route est toujours un mystère. Ses parents refusent l’idée qu’il se soit suicidé. Elle est insupportable à ceux qui l’aimaient. D’autres qui ont connu Éric Denécé peinent à envisager qu’un homme aussi solaire ait pu se laisser abattre par des soucis d’argent. Il avait le physique de James Bond, version Daniel Craig. Sportif, avec le regard d’un scout. James Bond ne laisse jamais les ténèbres lui parler : on imagine mal Éric Denécé désespéré.
Une vie à ferrailler
Il avait soutenu sa thèse en sciences politiques alors qu’il travaillait au Secrétariat général de la Défense nationale, après s’être engagé dans la Marine. Son doctorat en poche, il a laissé la Sorbonne et les bureaux tristes des Invalides pour le terrain. Il aura arpenté l’Asie du Sud-Est comme il a soutenu les Arméniens du Karabach. Toute une vie à ferrailler.
Se spécialiser en intelligence économique et scruter la propagande d’État vous déniaise, dangereusement. L’université l’avait habilité à diriger des travaux de recherche. Il a recherché la vérité et trouvé de nombreux ennemis sur son chemin. Le panurgisme des médias, les œillères des politiciens amnésiques, les intérêts obliques de toutes sortes de groupes de pression. Il a été prophète en son pays, parmi les premiers à théoriser le déclin de l’Occident et à dévoiler les méthodes avec lesquelles les États-Unis asservissent les Européens. Le gaullisme tourne parfois à l’anti-américanisme. Il s’y est enferré.
Il a dénoncé la propagande pro-ukrainienne à l’heure où il suffisait de douter de l’issue de la guerre pour passer pour pro-russe
Il a dénoncé la propagande pro-ukrainienne à l’heure où il suffisait de douter de l’issue de la guerre pour passer pour pro-russe. Il est mortel d’avoir raison trop tôt. Dès 2022, le Conseil national de sécurité et de défense ukrainien le désigne comme un ennemi. Il est cloué au pilori. Des amis s’éloignent. Pire, les complotistes qui prolifèrent sur les réseaux l’adoptent ! La bien-pensance se déchaîne. Le voilà affublé du dossard d’infamie : extrême droite.
La mort sociale
Relire aujourd’hui les articles qui le mettaient en cause est accablant : l’ignorance, le mépris, le conformisme. Ses rivaux insinuaient ou insultaient. Plus aucun débat, l’anathème. Des journalistes assez ignares l’accusaient sans aucun respect pour ses titres universitaires et ses états de service de « reprendre le narratif du Kremlin ». En clair, d’être un suppôt de Poutine. Et pourquoi pas un agent russe ? Les mêmes avaient tordu le nez en lisant ses réserves sur le Kosovo, sur les Frères musulmans en Libye ou la révolution en Syrie, ses révélations sur le rachat d’Alstom, son travail sur la guerre de l’Otan en Afghanistan. Éric Denécé qui avait collaboré avec les meilleurs experts, enseigné dans les amphithéâtres les plus prestigieux, est devenu soudain un intellectuel « controversé » ou « sulfureux ». C’est-à-dire infréquentable. Il prétendait se moquer de la réputation qui lui était faite mais c’était une mise à mort sociale. Concrètement, les missions de conseil se sont raréfiées. Il s’apprêtait à fermer le CF2R, le Centre français de recherche sur le renseignement, le think-tank qu’il avait fondé. ■ VINCENT HERVOUËT