
Au lieu de s’élever au-dessus des fluctuations de la société et d’incarner la stabilité et l’unité de la nation, (le macronisme) m’a semblé refléter un nouvel égotisme et un activisme à tous crins dans un pays morcelé ne sachant plus trop d’où il vient ni où il va. Cette difficulté à incarner la fonction me paraît être un trait particulièrement marquant du macronisme,
Par Alexandre Devecchio.

Jean-Pierre Le Goff n’est, certes, ni royaliste, ni maurrassien, ni « de droite libérale » ; ses origines sont à gauche, sa pensée est de tradition laïque. Cet entretien (Le Figaro, 15.10) offre néanmoins des analyses, des réflexions dignes de l’intérêt que suscite généralement ce grand intellectuel. Avouons qu’il nous paraît parfois naïf voire politiquement faible. Sa critique presque exclusive du macronisme, qui est devenue aujourd’hui assez facile et banale, ne devrait-elle pas être élargie au Système, au Régime et, pour le dire clairement, à la République française dont l’ADN originel est la Révolution, au sens le plus étendu du terme ? Le phénomène Macron ne procède pas de la génération spontanée. Il n’est qu’une résultante. Pourquoi des républiques peuvent-elles fonctionner peu ou prou dans d’autres pays et pas dans le nôtre ? Parce qu’elles ne procèdent pas d’une rupture existentielle indélébile avec — et en fait contre — la continuité historique de leurs nations et de leurs héritages. Le macronisme n’est qu’un pauvre épiphénomène ou avatar de cette filiation-là, qui n’a été, depuis deux siècles, que l’artisan mortifère du déclin français. ■ JE SUIS FRANÇAIS
GRAND ENTRETIEN – Les dix derniers jours ont donné aux Français le spectacle tragique d’un monde politique en vase clos, qui ne s’occupe plus du sort des citoyens. Ce marasme est révélateur d’un problème anthropologique et civilisationnel où les enfants rois sont finalement devenus adultes, estime le sociologue.
Jean-Pierre Le Goff est sociologue et philosophe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages remarqués, tels « Mai 68, l’héritage impossible » (La Découverte, 1998), « La Fin du village. Une histoire française » (Gallimard, 2012), « Malaise dans la démocratie » (Stock, 2016) et « Mes années folles. Révolte et nihilisme du peuple adolescent après Mai 1968 » (Éditions Robert Laffont Stock, 2023).

LE FIGARO. – Que pensez-vous du discours du premier ministre au Parlement ?
JEAN-PIERRE LE GOFF. – Après des semaines folles, le premier ministre a essayé de prendre de la hauteur en soulignant le besoin de stabilité et d’unité dans un moment historique et géopolitique marqué par un changement de monde qu’il s’agit d’affronter. Quelques phrases plus loin, il a prononcé les mots supposés débloquer la situation : « Suspension de la réforme des retraites jusqu’aux élections présidentielles », cédant ainsi aux exigences du PS pour pouvoir rester en place. Ce grand écart entre un discours général qui élargit l’horizon et les arrangements politiciens me paraît symptomatique de l’impasse du macronisme. Rien n’est réglé : il est urgent d’avoir un budget, mais combien de temps durera le nouveau gouvernement ?
Il est difficile d’oublier l’image de la politique qui a prévalu jusqu’à présent. Comment la décririez-vous ?
Comme un spectacle désolant avec ses tractations en coulisse, ses débauchages, ses reniements et ses revirements spectaculaires d’anciens fidèles du président… L’une des séquences m’est apparue particulièrement pathétique : un jeune premier ministre éphémère a fait part de son « ressenti » à la télévision en dénonçant une « forme d’acharnement à vouloir garder la main » de la part du président de la République à qui il doit sa carrière. Manifestement, il n’a toujours pas compris pourquoi celui qu’il admirait tant a dissous l’Assemblée nationale et ne lui a pas laissé occuper son poste plus longtemps. Et de proposer sa méthode pour sortir de la crise en gardant intactes ses grandes ambitions. Les Français n’en demandent pas tant…
Pour employer une métaphore maritime, le macronisme est comme un navire en train de sombrer : le capitaine continue de s’accrocher à sa proue en affichant la sérénité, ses derniers fidèles essaient de sauver les meubles, tandis que l’équipage et les passagers désappointés rament de toutes leurs forces dans les chaloupes pour s’en éloigner, en espérant ne pas être aspirés par le naufrage. Pour compléter le tableau, Les Républicains sont divisés, le PS se retrouve au centre du jeu et en profite pour faire monter les enchères, le PCF et Les Écologistes espèrent retrouver une seconde jeunesse, LFI, comme d’habitude, en rajoute et souffle sur les braises… Quant au RN, il compte bien sortir victorieux d’un tel imbroglio avec un argument massue : « Ceux qui refusent des élections au plus tôt, ne veulent pas donner la parole au peuple parce qu’ils ont peur de perdre leur place. »
Les grands médias audiovisuels et les réseaux sociaux s’emballent, les réactions, les commentaires, les interviews et les débats de spécialistes abondent dans un climat d’excitation. Les pronostics et les calculs d’apothicaires pour savoir « qui soutient qui » sont pour le moins fluctuants… Tout cela débouche sur un ras-le-bol dans la population qui, pour compréhensible qu’il soit, ne fournit pas de solution. Et pendant ce temps-là, la dette se creuse, l’image de la France se dégrade en Europe et dans le monde, la guerre fait rage en Ukraine… Poutine et les ennemis de la démocratie se réjouissent de nos divisions et d’un tel pugilat ; ils continuent à mener leur guerre hybride et leurs menées de déstabilisation… Dans le moment politique désastreux que nous traversons, ces réalités sont passées au second plan, alors qu’elles constituent, à mes yeux, un facteur essentiel à prendre en compte, dans la mesure où elles mettent en jeu le soutien à l’Ukraine, la défense de la nation et de l’Union européenne.
La crise que nous connaissons, vous l’avez annoncée dans La France morcelée en 2008, puis dans Malaise dans la démocratie en 2016. À l’époque, vous décriviez l’autodestruction du politique et la fuite en avant des hommes politiques. Sommes-nous au cœur de cette dérive ?
Depuis des années, en matière de politique, mais pas seulement, nous avons l’impression d’être dans un trou sans fond où la France s’enfonce dans une crise qui n’en finit pas. Emmanuel Macron a poussé jusqu’au bout l’autodestruction du politique par sa décision irresponsable de dissoudre l’Assemblée nationale en juin 2024. Nous y sommes : le macronisme est en voie avancée de décomposition et la politique dégénère en un spectacle affligeant. Le plus étonnant est que le président de la République semble décliner toute responsabilité dans le déclenchement de cette crise.
Cette nouvelle figure bariolée du président de la République a laminé de l’intérieur la fonction présidentielle et l’autorité de l’État.Jean-Pierre Le Goff
Comment expliquez-vous le succès et la fascination qu’a pu exercer Emmanuel Macron, tout au moins au début de son mandat ?
Emmanuel Macron a fasciné nombre de journalistes et d’intellectuels par sa personnalité hors du commun, son dynamisme et son intelligence. Lorsqu’il s’est lancé dans la campagne des élections présidentielles en 2017, il est apparu à beaucoup comme un jeune homme politique nouveau, en dehors des partis et des clivages politiques traditionnels, mû par la volonté d’accomplir une « révolution démocratique » et de moderniser la France dans un monde en plein bouleversement.
Par-delà le contenu de sa politique, ce qui m’est apparu beaucoup plus difficile à saisir, ce sont ses convictions profondes, sa filiation culturelle et politique, tellement ses références et ses propos étaient divers, tout comme les rôles qu’il a endossés « en même temps ». De déclarations à l’emporte-pièce, de petites phrases sur la start-up nation et les premiers de cordée aux discours solennels en hommage à la République et aux grands hommes de notre histoire, jusqu’aux selfies et aux tweets en direction de publics ciblés, la parole présidentielle s’est décrédibilisée au fil des ans. Elle est apparue non seulement interminable, mais « éparpillée façon puzzle », tout comme son image dans l’opinion.
Tour à tour président jupitérien, chef des armées faisant valoir son autorité suprême, jeune père de la nation se voulant protecteur, manager performant et communicant passant par-dessus les ministres, débatteur infatigable ayant réponse à tout, jeune homme moderne, cool et branché… Cette nouvelle figure bariolée du président de la République a laminé de l’intérieur la fonction présidentielle et l’autorité de l’État. Au lieu de s’élever au-dessus des fluctuations de la société et d’incarner la stabilité et l’unité de la nation, elle m’a semblé refléter un nouvel égotisme et un activisme à tous crins dans un pays morcelé ne sachant plus trop d’où il vient ni où il va. Cette difficulté à incarner la fonction me paraît être un trait particulièrement marquant du macronisme, qui explique en partie le discrédit dont il est l’objet. Malgré les efforts pour redresser son image et celle de la France en Europe et dans le monde, à l’intérieur du pays, en tout cas, le mal est fait.
Emmanuel Macron est-il un personnage politique extrêmement singulier ou un président de son époque ?
Ce n’est pas seulement une question de psychologie individuelle. À mon sens, Emmanuel Macron a incarné jusqu’à son paroxysme un type de personnalité politique et un modèle identificatoire dans un nouveau contexte social et historique marqué par la fin des grands récits et le développement d’un nouvel individualisme.
Pour le dire de façon schématique, la nature de l’engagement et du type de personnel politique a changé : dans une situation historique en rupture avec les engagements sacrificiels du passé, la politique est devenue de plus en plus un projet de carrière et une activité comme une autre, tout particulièrement pour des jeunes frais émoulus des grandes écoles ayant un avenir tout tracé. La victoire d’Emmanuel Macron aux élections présidentielles a pu ainsi représenter le « parcours sans faute » d’une réussite individuelle basée sur ses propres forces qui est parvenue au sommet. Sans aller jusque-là, la question n’a pas manqué de se poser à des jeunes ayant une certaine idée d’eux-mêmes et tentés par la carrière politique : « Après tout, pourquoi pas moi ? » Ayant acquis des compétences gestionnaires mais sans grande expérience humaine et d’élu de terrain, avide de reconnaissance, fasciné par les médias et les réseaux sociaux, ce nouveau type de personnel politique s’est montré incapable de comprendre l’état de la société et la mentalité des citoyens ordinaires. Aujourd’hui encore, certains semblent tomber des nues sans comprendre le rejet de plus en plus viscéral dont ils sont l’objet et en tirer des leçons.
Les enfants rois sont devenus adultes autant dans le monde politique que dans la société. Ce n’est pas seulement une question politique mais un problème anthropologique et civilisationnel.Jean-Pierre Le Goff
Ne retrouve-t-on pas ce type de personnalité en dehors du domaine politique ?
À vrai dire, cet égotisme ne concerne pas seulement le macronisme et ne commence pas avec la présidence d’Emmanuel Macron, même si celui-ci lors de son accession au pouvoir a pu attirer nombre d’individualités de ce type. Le modèle de la réussite et du perpétuel gagnant s’est développé dans l’« ère du vide » des années 1980 et s’est répandu dans la sphère politique et dans l’ensemble des activités sociales. Il me paraît transversal aux différents partis politiques et l’on retrouve ce type de personnalité dans l’ensemble de la société. C’est sur un terreau éducatif et sociétal déstructuré que s’est développé ce nouvel individualisme qui a du mal à se décentrer, supporte mal les frustrations et les échecs, se croit non seulement plus intelligent que tout le monde mais peut se croire tout-puissant. Les enfants rois sont devenus adultes autant dans le monde politique que dans la société. Certains sont restés d’éternels adolescents. Ce n’est pas seulement une question politique mais un problème anthropologique et civilisationnel.
Parmi les maux de notre démocratie, vous avez depuis longtemps mis en avant les idées de « fuite en avant », de « pouvoir informe » et de « langue caoutchouc ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Ces trois thèmes m’ont paru caractériser une nouvelle façon déconcertante de gouverner qui s’est mise en place bien avant l’élection d’Emmanuel Macron. Au risque de me répéter, je les résumerai succinctement. La « fuite en avant » caractérise une politique désarticulée de l’histoire et qui secondarise la nation, centrée sur l’adaptation dans l’urgence et la précipitation, sans repères stables ni vision claire de l’avenir dans un monde qui paraît immaîtrisable. L’adaptation et la gestion au mieux des contraintes deviennent le seul horizon de la politique, faute de capacité à expliquer clairement l’état du monde actuel et d’un projet d’avenir dans lequel le pays puisse se retrouver.
Le « pouvoir informe » désigne l’incohérence de l’État dans sa composition interne et dans les politiques suivies. Celles-ci sont le fruit de revirements opérés dans les orientations et les choix politiques, revirements jamais clairement explicités et assumés. Ce pouvoir informe brouille les responsabilités et les rôles, incapable de décision claire et de choix cohérent, il verse dans l’opportunisme et la démagogie face à une « demande sociale » éclatée et contradictoire qu’il contribue par son attitude même à entretenir et à développer.
La « langue caoutchouc », enfin, renvoie à un discours politique qui dit tout et son contraire avec un aplomb déconcertant sur le modèle de la com. Cette langue caoutchouc dénie les contradictions et les revirements, enrobe l’opportunisme dans des « éléments de langage » et des discours généraux et généreux à n’en plus finir qui découragent l’envie même de comprendre en fin de compte de quoi au juste il est question.
Ces trois caractéristiques n’expliquent pas tout, elles se sont conjuguées avec un angélisme concernant la mondialisation libérale et ses effets économiques et sociaux, mais elles me paraissent avoir joué un rôle important dans le fossé qui s’est creusé depuis plus de trente ans entre les citoyens ordinaires et la « classe politique ». Des responsables ne semblent pas avoir compris ce qui s’est passé en continuant comme avant. Ils se sont laissés enfermer dans une bulle médiatico-politique qui s’est crue le centre du monde et se sont déconnectés de la réalité. Ils n’ont cessé de donner des leçons à un peuple désorienté pour qu’il s’adapte au plus vite à un monde chaotique que le pouvoir politique lui-même ne parvient pas à « réguler ». Nous ne sommes pas sortis de cette situation avec laquelle il me paraît urgent de rompre si nous voulons que la confiance puisse se renouer entre gouvernés et gouvernants. La politique ne se limite pas à la question de savoir à quel âge les Français vont pouvoir prendre leur retraite, mais implique la façon dont le pays entend faire face aux défis du nouveau monde en restant maître de son destin. L’honneur des politiques est à ce prix. ■


« Emmanuel Macron a fasciné nombre de journalistes et d’intellectuels par sa personnalité hors du commun, son dynamisme et son intelligence »
Cette phrase dit beaucoup sur la perspicacité de nos journalistes et intellectuels. Des imposteurs plutôt. M. Le Goff, que je lisais volontiers ne s’avère pas plus perspicace et moins pusillanime ou pleutre que ses confrères en intellectualisme : Le boniment n’est pas l’intelligence, et le coup d’état si bien décrit par Castelnau ne peut être passé ainsi sous silence que par un aveugle volontaire. JSF a raison : M. Le Goff ne souffle que l’air appauvri du temps .