
Par Yves-Marie Adeline.
L’actualité semble prendre un tour radical qui fait craindre à un nombre de plus en plus important de gens la possibilité de guerres civiles dans plusieurs pays occidentaux, disons, par ordre décroissant de gravité, les États-Unis, l’Angleterre, la France. Méthodologiquement, la question se pose de savoir non pas quelles seraient les causes d’une guerre civile, on peut dire que nous les connaissons déjà – conflit wokiste, conflit intercivilisationnel, même jusqu’au Japon à présent –, mais quelles seraient les conditions pour qu’éclate une guerre de cette nature.

l peut en effet arriver qu’une question divise profondément des hommes, qu’un fossé se creuse et les sépare au point qu’ils ne peuvent plus du tout se mettre d’accord. De là à entrer en guerre les uns contre les autres, il y a probablement un temps de maturation, ou plutôt de pourrissement, du conflit, qui nous fait descendre quatre marches.
La première marche est celle de l’impossibilité de transiger. C’est la mieux connue. Prenons l’exemple de la guerre d’Espagne où deux visions de l’avenir étaient incompatibles : une tendance qui poussait de plus en plus vers l’instauration d’une société très à gauche, communiste, parfois anarchiste, et une autre qui défendait la société traditionnelle. Entre les deux modèles a pu s’édifier ailleurs un compromis, mais à ce moment-là de l’histoire espagnole, entre 1931 et 1936, les passions étaient telles que ce compromis ne put pas être trouvé.
La deuxième marche est descendue quand les thèses des uns et des autres ne sont non seulement pas admises, mais parfois méprisées. On peut dire cela, par exemple, quand un camp se contente de présenter l’autre sous un jour faux, ce qui lui permet de se sentir dispensé de réfuter ses arguments. C’est, aujourd’hui, la fameuse reductio ad hitlerum, qui libère de toute contrainte rationnelle : celui qui conteste ma thèse est méchant, voilà tout, je n’ai pas à expliquer pourquoi je le crois méchant, il me suffit d’affirmer qu’on ne peut pas expliquer pourquoi il est méchant. L’inconvénient de cette attitude, bien sûr, est qu’aucune transaction ne peut être tentée.
Le chasseur a disparu pour laisser la place au fauve
La troisième marche découle souvent de la deuxième, elle est atteinte quand l’outil de la communication ordinaire, le langage, s’est appauvri de telle manière que rien ne peut plus être tenté, puisque les adversaires ne sont même plus capables d’entrer dans la complexité de leur querelle. C’est un fait caractéristique de notre époque de voir la langue appauvrie par la réduction du vocabulaire, par la négligence des temps subtils (le subjonctif, l’imparfait, les formes composites du futur, le participe passé) pour ne plus pouvoir exprimer une pensée autrement que dans le temps présent, captive de l’instant, incapable. Cela peut commencer sournoisement, sans qu’on y pense à mal, quand l’administration impose la disparition du terme « mademoiselle », car cet appauvrissement lexical conduit à négliger le rôle du temps, la dimension temporelle dans laquelle une jeune fille se construit jusqu’à devenir femme ; et il n’est pas absurde d’imaginer que certains crimes de mœurs auxquels nous pensons puissent être banalisés par cet aplanissement général. Un vocabulaire trop pauvre, des conjugaisons de verbe trop élémentaires, privent nos contemporains d’élaborer une pensée personnelle complexe, ils les obligent à faire l’économie de la complexité : or, cette économie de la complexité est l’un des plus grands adversaires du savoir.
Enfin, la quatrième marche est atteinte quand la parole, même réduite à un langage primaire, disparaît à son tour pour ne plus céder la place qu’au cri primal, celui de la bête qui est en chacun de nous, et que nous domestiquons précisément par le biais de la civilisation. On reconnaît ce phénomène chez le bébé, qui ne peut exprimer sa douleur ou sa faim qu’en poussant des cris, puisqu’il n’a pas appris à articuler un discours. Dans le domaine large de la controverse, cela va des cris « Ahou » des Gilets jaunes à la ritualisation collective de la rage préconisée par des mouvements woke, en passant par des scènes où des manifestants ne répondent plus à leurs contradicteurs que par des cris, comme dans une rencontre entre un fauve et un chasseur. Le jour où le chasseur lui-même aura disparu pour laisser la place à son tour au fauve qui est en lui, alors il ne restera plus que les coups, la violence physique prenant la place de la violence verbale. ■ YVES-MARIE ADELINE
Article précédemment paru dans Politique magazine.














Au stade où nous en sommes, peut-être faut-il en passer par là , pour remettre les compteurs à zéro ?