
À l’occasion de la sortie de Bernanos polémiste chez Belle-de-Mai Éditions, monographie réunissant l’ensemble de ses articles qu’il produisit pour Le Figaro au début des années 1930, vous est proposé le compte-rendu réalisé par l’agrégé de philosophie et journaliste Étienne Borne de la revue Esprit, dans son numéro du 1er novembre 1936, du roman de Bernanos intitulé Journal d’un curé de Campagne, édité cette même année par Plon.

Enfin toute une humanité est rendue au Curé de Campagne. Sentiment de t’amitié rencontre avec un être jeune, de l’espèce de ceux qui s’acceptent sans accepter un monde injuste et avilissant. Sentiment d’une jeunesse retrouvée. Comme si Dieu ne supportait plus que ses saints s’ignorent eux-mêmes. Au Curé de Campagne une joie charnelle est restituée après la joie spirituelle. Le frémissement d’un printemps au terme d’une vie qui va s’éteindre, divin renversement de saisons, n’est pas sans signification providentielle. La joie, morte, se fait attente :
« Oui une grande, une merveilleuse attente, qui dure même pendant le sommeil, car elle m’a positivement réveillé cette nuit. C’était comme un grand murmure de l’âme. Cela me faisait penser à l’immense rumeur des feuillages qui précède le lever du jour. Quel jour va se lever en moi ? » (p. 306)
C’est la mort qui s’approche. Un médecin de Lille, dessiné avec une vigueur étonnante, figure fantastique et sarcastique est l’ange ténébreux de la dernière Annonciation qui se lève sur cette vie pauvre et glorieuse. Le diagnostic est sans espoir : un cancer à l’estomac, très avancé à peine quelques semaines, au plus. Le Curé de Campagne ne verra plus sa paroisse. Il le pressent, et la pensée de la mort prochaine lui fait vivre une déroute humaine, sans stoïcisme, un regret charnel de la lumière qui bat en simplicité le sublime antique. Jamais le monde visible ne lui est apparu si éblouissant royale même la banalité des routes.
« …L’ai-je donc tant aimé, me disais-je. Ces matins, ces soirs, ces routes. Ces routes changeantes, mystérieuses, ces routes pleines du pas des hommes. Ai-je donc tant aimé les routes, nos routes, les routes du monde ? Quel enfant pauvre élevé dans leur poussière ne leur a confié ses rêves ? Elles les portent lentement, majestueusement, vers on ne sait quelles mers inconnues, ô grands fleuves de lumières et d’ombres qui portez le rêve des pauvres » (p. 337).
La mort du prêtre est le sommet du livre. Le Curé de Campagne mourra dans l’exil de la ville, chez un ancien camarade de séminaire, prêtre apostat, personnage assez bas, qu’une vulgarité prétentieuse réussit presque à rendre sinistre. Le vicaire de la paroisse tardant à venir, c’est ce Louis Dufrety représentant en droguerie, qui l’absoudra et recueillera sa dernière parole « Tout est grâce. » Tout, même ce décor sordide, cet abandon par lequel une âme touche l’extrême pauvreté. Une âme royale…
Il faudrait dire aussi le prodigieux intérêt de toutes les figures de ce roman dont les plus épisodiques ont un relief étonnant, tant elles sont enveloppées d’amour ardent, comme M. le Curé de Torcy, ou d’ironie vengeresse comme le doyen de Blangermont. Le Curé de Torcy, bien qu’il agisse fort peu et que tout son personnage soit en discours est inoubliable. L’âge, le tempérament, l’expérience en font un prêtre tout différent du Curé d’Ambricourt. C’est un Flamand au sang chaud, plein de boutades et de paradoxes plus vraies que les ventes usées, prédestiné par nature à la révolte contre l’injustice et dont la paix et l’allégresse semblent être une victoire difficile sur des tempêtes intérieures que nous imaginons mal. Il est pour le Curé d’Ambricourt, le maître, l’ami. L’un et l’autre échangent dans la première partie du livre des discours tumultueux et passionnés sur le thème de la pauvreté et de l’injustice. Discours émouvants, parce qu’à travers eux nous sentons Bernanos pris à la gorge par le problème social. Colères égales contre ceux qui ont affadi l’enseignement rigoureux de l’Évangile sur les richesses, et rendues discrètes les grandes malédictions à Mammon, et contre ceux qui laissent espérer un monde d’où toute pauvreté serait bannie. Il ne faut pas demander à ces fulgurantes intuitions, qui rachètent la disparition de Léon Bloy, des solutions faciles, commodément applicables pour un problème qui est en même temps un mystère. Politiquement la question est posée en termes antinomiques : car « il faudrait rétablir le pauvre dans ses droits sans l’établir dans la puissance ».
Entre le Curé de Torcy et le Curé d’Ambricourt aucune confidence dans le sens intime, amical du mot. Et cependant une confiance totale. C’est l’approbation du maître qui aide le disciple à vivre, un disciple qui sera plus grand que le maître. Ses épreuves, la certitude de sa mort prochaine, le Curé d’Ambricourt se refusera à les dire « nommément au Curé de Torcy ». Fierté de cette lignée de femmes du peuple dont il est issu et qui ne voulaient pas parler leurs souffrances. Cette confiance sans confidence est un trait essentiel de l’amitié telle que la conçoit Bernanos (dont il a peut-être eu une expérience dans ses rapports avec Drumont) la grandeur en est à la fois féodale et populaire, elle est une fidélité de chevaliers et de pauvres gens, elle est un de ces liens vivants, concrets que le règne du contrat et de l’argent (qui s’appelle juridisme et capitalisme) n’a cessé de tuer lentement.
Il aurait fallu aussi insister sur la compagne du prêtre en rupture d’Église qui apparaît dans les dernières pages du livre, d’une fierté très peuple communiant silencieusement à toutes les souffrances, et qui elle aussi est de la race royale des simples et des pauvres. Bénie soit « la démarche inconsidérée », (comme disait un critique catholique, fils spirituel de M. le doyen de Blangermont) qui a mis en présence cette femme et le Curé de Campagne ! Arrêtons ici l’analyse d’une œuvre dont la richesse décourage le commentaire. Il nous plaît, à Esprit, de la saluer comme un engagement personnel, un témoignage contre le désordre établi, et pas seulement comme une prodigieuse œuvre d’art, réaliste et surnaturelle. Elle nous guérit des opportunismes et des conformismes, de toutes les tentations de facilité dans la pensée et dans l’action — et parmi ces tentations, celle de ne voir dans la misère qu’un problème de technique politique, d’aménagement temporel, et qui s’évanouirait à force de démocratie et de socialisme. Bernanos nous fait moins regretter l’absence parmi nous de Péguy et de Bloy. À une époque où on nous somme de choisir entre des haines, il nous apprend la seule haine vivifiante, la haine de la haine. Car la Divine Charité n’est pas molle complaisance, elle fait face au mal, et seuls la connaissent ceux qui, comme le Curé de Campagne, ont traversé l’héroïsme pour arriver à l’Amour. ■ (Fin).

Nombre de pages : 112
Prix (frais de port inclus) : 19 €
Commander ou se renseigner à l’adresse ci-après : commande.b2m_edition@laposte.net ou Belle de Mai Éditions












J’espère que dans ce volume il y a l’article -censure par jean loup Bernanos –
Au lendemain de l’assassinat de Jaurès –
Ou il terminait ainsi : »le café du croissant a vu hier un de ces événements qui font croire à la justice ! »