
Nous avons indiqué précédemment qu’il serait, selon nous, prématuré et imprudent d’exprimer déjà un avis sur les orientations du pape Léon XIV, en particulier s’agissant des sociétés civiles. (« Suivons d’abord ses déclarations et son action »). Sa lettre du 28 mai aux évêques de France est un geste significatif, une indication sur la pensée du nouveau pape, que Christophe Dickès analyse ici pour Le Figaro. dans un entretien publié ce 7 juin. JE SUIS FRANÇAIS
Par Constantin Gaschignard.
ENTRETIEN – Dans une lettre adressée le 28 mai aux évêques, Léon XIV a appelé les catholiques de France à un réveil spirituel. L’historien Christophe Dickès * y voit une rupture avec le pontificat précédent, qui, lui, a cherché à exprimer sa proximité avec les périphéries.
* Auteur de nombreux ouvrages ,Christophe Dickès a récemment publié « Pour l’Église. Ce que le monde lui doit » (Perrin, 2024) et « Notre-Dame de Paris. Pages d’histoire » (Salvator, 2024).

LE FIGARO. – Dans son message aux évêques de France, le nouveau pape invoque trois saints français canonisés il y a cent ans : Thérèse de l’Enfant Jésus, le curé d’Ars et Jean Eudes. La lumière jetée sur ces trois figures laisse-t-elle deviner un « style Léon XIV » ?
CHRISTOPHE DICKÈS. – Le pape François, à la différence des intellectuels des années 1960 qui revendiquaient une « foi adulte », a soutenu le culte des saints et une véritable religiosité populaire. Léon XIV s’inscrit dans cette tradition. On sait, par exemple, que sa croix pectorale renferme des reliques de saints dont celles de saint Augustin et de sa mère, sainte Monique. Le plus étonnant est ailleurs. Comment expliquer en effet que ce message ait été envoyé si tôt ? Pourquoi la France ? Comme si le pape souhaitait montrer sa proximité avec la fille aînée de l’Église quand le pape François – qui aimait la France -, avait préféré, lui, exprimer sa proximité avec les périphéries de l’Église.
Peut-on interpréter la lettre de Léon XIV aux catholiques de France comme une rupture avec son prédécesseur, qui avait quelque peu délaissé la « fille aînée de l’Église » ?
Je pense qu’il est trop tôt pour le dire. Le pape François a entretenu une relation ambiguë avec la France en allant à Strasbourg, à Marseille ou à Ajaccio, sans dire qu’il venait en France… Ce qui, pour un fidèle, n’avait pas vraiment de sens et suscitait une réelle incompréhension. En outre, François estimait que l’Europe, et donc la France, était une « grand-mère fatiguée ». Il l’exhortait cependant à un réveil. Léon XIV fait de même, mais tout en prenant à témoin l’héritage chrétien. Il fait de cet héritage chrétien un trésor qui imprègne encore la culture française : autrement dit, il lui donne une présence. Le passé n’est donc pas chez lui une période révolue, mais bien une réalité qui singularise notre pays : « une réalité vivante en bien des cœurs ». En tant qu’historien, je reste personnellement très attaché à cette évocation du passé. Au fond, Léon XIV explique qu’en invoquant les saints de notre histoire il ne s’agit pas d’évoquer « avec nostalgie un passé qui pourrait sembler révolu ». Il voit au contraire dans ce passé une source d’espérance. Le pape américain incite donc l’Église de France à sortir de la crise du temps présent en considérant l’incroyable vitalité de son histoire, afin de mieux envisager l’avenir. Il révèle ce que j’ai tenté de montrer dans mon ouvrage, à savoir qu’il existe dans l’Église un dynamisme reposant à la fois sur le respect du passé et l’espérance d’un avenir meilleur. En d’autres termes, l’histoire – qui constitue un vivier d’expériences – est là pour nous permettre de faire des choix. Elle nous encourage au discernement et dit notre liberté au fil des temps.
Le pape a insisté sur « le manque de vocations (qui) se fait cruellement sentir dans (les) diocèses et (…) les prêtres de plus en plus lourdement éprouvés », profitant de l’occasion pour les « remercier du fond du cœur ». Là aussi, faut-il y voir un changement d’ère après François, parfois jugé en son temps peu tendre avec les clercs ?
Il est vrai que le pape François n’a pas épargné les clercs dans leur ensemble au nom de sa lutte contre le cléricalisme. Léon XIV montre ainsi sa proximité avec l’Église de France : ses évêques, ses prêtres et ses fidèles. La veille de l’entrée en conclave, les cardinaux soulignaient le besoin d’unité, et je crois que le pape Léon XIV répond à ce besoin d’apaisement après le pontificat agité du pape argentin. L’encouragement des prêtres est d’ailleurs très net : « Je profite de l’occasion pour remercier du fond du cœur tous les prêtres de France pour leur engagement courageux et persévérant et je souhaite leur exprimer ma paternelle affection. » Oui, des hommes d’Église sont pécheurs, mais il existe aujourd’hui une écrasante majorité de clercs qui font un travail formidable dans des conditions extrêmement difficiles. Cet hommage était nécessaire. Il a d’ailleurs été réitéré ce jeudi dans son message aux prêtres franciliens qui a été lu à Notre-Dame de Paris.
Créé cardinal par François en 2023, Léon XIV n’incarne-t-il pas surtout une forme de continuité avec son prédécesseur ?
Dans le style et la forme, nous avons constaté une rupture avec le pontificat précédent. Le pape s’est approprié les différents symboles de sa charge : la mosette pourpre, l’étole pontificale brodée ou encore la mention dans sa signature des initiales P. P., qui signifient « Primus Pontifex » (« premier des pontifes »). Sans compter sa volonté d’habiter les appartements pontificaux. Autrement dit, Léon XIV a souhaité montrer que sa personnalité devait s’effacer derrière sa charge, quand François a souhaité, lui, que sa personnalité s’impose à sa charge.
Après, il est tout à fait normal que le pape s’inscrive en partie dans la continuité de l’autre. Léon a ainsi mentionné François à plusieurs reprises dans ses discours, mais, déjà, il a apporté quelques nuances subtiles. La plus nette est celle de la mention de la collégialité dans son discours aux cardinaux le 10 mai. La collégialité renvoie à l’exercice du pouvoir par le corps épiscopal en lien avec le pape. C’était là une façon de dire que la synodalité, tant portée par François, ne devait pas empiéter sur le pouvoir des évêques. Léon a voulu ainsi rassurer ceux qui ont la charge du gouvernement dans l’Église. En effet, le pouvoir épiscopal avait été largement interrogé, voire remis en cause, par les travaux préparatoires du fameux « synode sur la synodalité » consacré entre autres aux structures de pouvoir dans l’Église. La chose n’est pas anodine, loin de là : elle révèle au contraire la recherche d’un équilibre et, je le répète, d’une pacification.
Un mois après son élection, quel type de pontife, dans le fond et la forme, esquissent ses premiers mots, ses premiers choix ?
Je crois qu’on ne dit pas assez que ses premiers mots prononcés à la loggia – « La paix soit avec vous » – ne renvoient pas à la paix telle que nous l’entendons. Les commentateurs estimaient que ce message s’adressait à un monde meurtri par la guerre, mais il ne faudrait pas le réduire seulement à une paix politique désirée ou espérée. En effet, pour saint Augustin, la paix est « la tranquillité de l’ordre ». C’est-à-dire que, pour que la paix ait lieu, il est nécessaire de respecter un ordre voulu par Dieu. Cet ordre n’est pas seulement social ou politique, mais s’étend à l’homme intérieur, à la famille, à la cité et jusqu’à la relation de l’humanité avec Dieu. Sans cet ordre voulu par Dieu, la paix est tout bonnement impossible. C’est dire toute la dimension théologique du texte que le pape Léon XIV a lu à la loggia de la basilique Saint-Pierre. Parce que Benoît XVI connaissait intimement l’œuvre de saint Augustin, il est difficile de ne pas créer un lien entre les deux hommes. Sa dénonciation dans son message à la France de l’indifférentisme, du matérialisme et de l’individualisme relève aussi de la même filiation intellectuelle. La grande différence entre les deux hommes est cependant générationnelle. Là aussi, il est encore trop tôt pour en mesurer les conséquences, mais cette différence est loin d’être anodine. ■