
« Constatons simplement que la principale indication qu’il nous a donnée est son respect de la tradition. »
Par François Schwerer.
On ne peut pas résumer Léon XIII à Rerum novarum, et on ne peut donc pas considérer que la filiation revendiquée par Léon XIV se bornera à la question sociale : Léon XIII voulaient que les lois des hommes respectent les lois de Dieu, et comptait sur le dogme et la prière pour guider les catholiques.

En s’adressant à ses « frères cardinaux », notre nouveau Pape a explicitement dit qu’il avait choisi son nom de règne par référence à son prédécesseur Léon XIII, ajoutant qu’aujourd’hui, « l’Église offre à tous son héritage de doctrine sociale pour répondre à une autre révolution industrielle et aux développements de l’intelligence artificielle, qui posent de nouveaux défis pour la défense de la dignité humaine, de la justice et du travail ». Sans vouloir cataloguer le pape en quoi que ce soit, force est de reconnaître que par cette déclaration il ne s’est montré ni conservateur ni progressiste mais simplement traditionaliste, au sens noble de cette expression. C’est pourquoi il convient de se pencher sérieusement sur l’enseignement, trop méconnu, voire déformé, de son illustre prédécesseur, sans le réduire à ce que l’on a l’habitude de retenir d’un seul texte, devenu (trop ?) célèbre.
Sans entrer dans le détail de la pensée de celui qui avait été appelé « le pape du rosaire », ayant consacré pas moins de onze encycliques à cette prière, il convient d’examiner ci-après quelques éléments clés de son enseignement et de les resituer dans leur contexte.
Le pape de Rerum Novarum

Le texte de Rerum novarum est présenté comme le fondement de la Doctrine sociale de l’Église. Pas seulement parce qu’il est le premier à traiter des questions économiques et sociales de son époque mais parce qu’il éclaire de la lumière de Dieu les actions que les hommes sont appelés à accomplir. Ce texte n’est pas le premier de Léon XIII mais s’insère dans une longue liste qui a commencé avec Quod Apostolici muneris dans lequel il déclarait que toutes les idéologies qui pervertissent l’Evangile sont condamnables. Puis, dans Diuturnum, il avait insisté sur le fait que le mode de choix des gouvernants ne fonde pas leur autorité et que toute société doit obéir à la volonté de Dieu. Enfin, il avait écrit dans Immortale Dei que toute souveraineté n’est légitime qu’autant qu’elle cherche à promouvoir le bien commun. Rerum novarum doit donc être lue à la lumière de cet enseignement. La dignité du travail ne découle pas de son efficacité ni de son coût mais du fait qu’il est l’œuvre de l’homme rendu digne de participer à l’action de Dieu dans le monde. Tout travail est revêtu d’une égale dignité et les fruits de ce travail, quelle que soit leur nature particulière, doivent être profitables à tous les membres de la famille humaine lesquels sont interdépendants et solidaires quelle que soit leur place dans la société. Il en résulte que le devoir de l’État est de protéger les droits de tous les travailleurs afin de permettre à tous de participer au bien commun. Chacun doit être conscient du fait que ce devoir ne doit pas conduire en particulier à « épuiser » la propriété privée par « un excès de charges et d’impôts ». Et surtout, nul ne doit oublier que la première condition à réaliser pour obtenir un développement harmonieux de la société, « c’est la restauration des mœurs chrétiennes sans lesquelles même les moyens suggérés par la prudence humaine comme les plus efficaces seront peu aptes à produire de salutaires résultats ». Car, le souci constant du pape Léon XIII, à travers toutes ses encycliques sociales a été de veiller au fait que les lois humaines respectent les lois de Dieu.
Le pape du Ralliement
C’est bien ce souci qui avait conduit Léon XIII à proposer aux catholiques de France de se rallier à la République. Ce n’est pas qu’il croyait à la supériorité de ce type de régime, mais il avait fait l’analyse que, compte tenu des circonstances de l’époque, un catholique avait peu de chances d’être élu s’il se présentait en tant que royaliste. Si l’on voulait que les lois votées en France respectent les lois de Dieu, il fallait donc que les catholiques puissent se faire élire, et pour cela il pensait que le « ralliement » était une condition. Mais si son but était légitime, son analyse politique n’était pas à la hauteur. Par le ralliement, les Français ont négligé un élément essentiel de son enseignement : le fondement de toute autorité publique n’est pas à chercher dans son origine électorale mais dans sa finalité qui est la poursuite du bien commun. Le résultat a été catastrophique. Les catholiques se sont divisés entre les ralliés et les autres et sont donc revenus moins nombreux au Parlement. Nombre de ceux qui ont été élus ont considéré – car c’était pour eux la condition nécessaire pour obtenir le vote des ennemis de la religion – que leur foi était du domaine privé et n’avait pas à intervenir dans leurs choix politiques. Le relativisme a gagné les esprits ; les lois humaines ont abandonné toute référence à Dieu ; l’homme s’est cru tout puissant et libre de prendre n’importe quelle décision. Aujourd’hui, lorsque l’on considère ce ralliement à la République – qui n’était qu’un moyen –, on oublie totalement l’objectif qu’y mettait Léon XIII. Autrement dit on retient de l’encyclique ce qui est dans l’esprit du temps et l’on oublie tout ce qui se rapporte à l’enseignement immuable de l’Église.
Conscient des difficultés politiques auxquelles il était confronté, et du peu de cas que les hommes faisaient des droits de Dieu, Léon XIII s’est clairement expliqué dans une encyclique ultérieure, Graves de communi re… que l’on semble avoir oubliée. Dans ce texte il s’en est en particulier pris à la démocratie prétendue chrétienne dès lors que celle-ci veut que « dans l’État, le pouvoir appartint au peuple ». En effet, elle est alors « poussée par un grand nombre de ses adeptes à un tel point de perversité, qu’elle ne voit rien de supérieur aux choses de la terre, qu’elle recherche les biens corporels et extérieurs, et qu’elle place le bonheur de l’homme dans la poursuite et la jouissance de ces biens ». Car Léon XIII a toujours insisté sur le fait que la question sociale est d’abord une question morale. « Enlevez aux âmes les sentiments que sème et cultive la sagesse chrétienne ; enlevez-leur la prévoyance, la tempérance, la patience et les autres bonnes habitudes naturelles, vains seront vos plus laborieux efforts pour atteindre la prospérité. Tel est précisément le motif pour lequel Nous n’avons jamais engagé les catholiques à entrer dans des associations destinées à améliorer le sort du peuple ni à entreprendre des œuvres analogues, sans les avertir en même temps que ces institutions devaient avoir la religion pour inspiratrice, pour compagne et pour appui ».
Le pape de la prière à saint Michel
Mais il ne faut pas non plus réduire l’enseignement de Léon XIII à cette seule dimension politico-sociale. Il est aussi le pape qui a rappelé l’importance de la philosophie de saint Thomas dans Aeterni patris et qui a insisté sur l’importance des études bibliques dans Providentissimus Deus. L’enseignement dogmatique de Léon XIII est donc au moins aussi important que son œuvre sociale. Sans oublier une autre de ses préoccupations fondamentales, qu’il avait mise au centre de son action pastorale : l’union avec les églises orientales.
On ne peut pas comprendre non plus la pensée de Léon XIII sans rappeler la vision qu’il a eue en 1884 de Satan demandant à Dieu l’autorisation de s’en prendre à son Église pour essayer de la détruire, vision qui l’avait conduit à rédiger la belle prière à saint Michel : « Saint Michel Archange, défendez-nous dans le combat. Soyez notre secours contre la malice et les embûches du démon. Que Dieu lui fasse sentir son empire, nous vous le demandons en suppliant. Et vous, Prince de la milice céleste, repoussez en enfer par la force divine, Satan et les autres esprits mauvais qui rôdent dans le monde en vue de perdre les âmes. Ainsi soit-il. »
L’intelligence artificielle
En expliquant le choix de son nom de règne, le pape Léon XIV a clairement indiqué que la doctrine sociale doit répondre aujourd’hui aux développements de l’intelligence artificielle. Il se situe là dans le prolongement des préoccupations du pape François, lequel avait déclaré le 30 mars 2023 que « le concept de dignité humaine […] exige que nous reconnaissions et respections le fait que la valeur fondamentale d’une personne ne peut être mesurée par un ensemble de données ».
Nombreux sont les commentateurs qui cherchent à deviner ce que sera l’orientation que le nouveau pontife donnera à son action. Tous se réfèrent bien sûr à Rerum novarum mais sans prendre la peine de resituer l’encyclique dans l’ensemble de la pensée de Léon XIII. De même lorsque ces divers commentateurs font référence à la continuité de ce nouveau pontificat avec celui de son prédécesseur immédiat, chacun s’en rapporte uniquement à ce qu’il en veut retenir. Laissons à Léon XIV le soin de conduire l’Église sur les chemins de Dieu et constatons simplement que la principale indication qu’il nous a donnée est son respect de la tradition. Or la tradition tire du passé de l’ancien et du nouveau, du bien et du mal et en fait le tri. Rappelons-nous que saint Paul VI aurait tant voulu que les chrétiens prient pour le pape au lieu de le juger et souvenons-nous de l’interpellation de saint Jean-Paul II : n’ayons pas peur. ■ FRANÇOIS SCHWERER
Article précédemment paru dans Politique magazine.


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