
« La modernité, en voulant émanciper l’homme, l’a délié des liens vitaux. »
Par Mathieu Bock-Côté.

Cet article – affronté à la modernité ou postmodernité, remonte – bien au-delà des ravages du narcotrafic – aux causes profondes, originelles, de l’actuel naufrage civilisationnel et humain, aujourd’hui si manifeste, mais aussi de mieux en mieux analysé, perçu, dénoncé, par toute une élite nouvelle, européenne et transatlantique, en rupture avec les pseudo-élites dominantes et en quête de nouvelles voies de salut – nouvelles ou, en réalité, aussi anciennes que les Cités et les nations antiques. Il y a, dans ces réflexions sur la perte de toute verticalité comme de tout enracinement dans la terre charnelle et dans la Tradition, une veine qui renvoie au meilleur du courant de pensée antimoderne, ancien ou aujourd’hui renaissant. Antimoderne, si l’on ose le mot, mais aussi réponse la plus actuelle et, peut-être, la plus adéquate, aux besoins profonds du monde « désenchanté » que Bock-Côté décrit ici en plénitude. En ce sens, les antimodernes, parmi lesquels Bock-Côté se range, selon nous, à l’évidence, auraient tout bonnement, sur les égarés de la modernité tardive, une longueur d’avance.
C’est ce que démontre vigoureusement, courageusement, régulièrement, Mathieu Bock-Côté, partout où il s’exprime, comme il le fait dans cette chronique du Figaro (22.11).
JSF

CHRONIQUE – La consommation de drogue et l’addiction qui l’accompagne doivent nous alerter : elles sont le signe d’un désenchantement du monde et d’un vide intérieur temporairement comblé par les promesses d’une euphorie chimiquement entretenue.
Le narcotrafic est évidemment un problème géopolitique. Cela va de soi. Mais on peut aussi le voir par l’autre bout de la lorgnette, en se questionnant sur les conditions sociologiques qui poussent les sociétés occidentales à la consommation massive de drogues de plus en plus destructrices.
On ne commettra pas l’erreur des technocrates qui n’y voient qu’un problème de santé publique, et qui s’imaginent le superviser par un encadrement légal des drogues, et par la multiplication des salles de shoot – certains rêvent même d’une libéralisation totale, et de sa prise en charge commerciale par l’État. La consommation, et l’addiction qui l’accompagne nécessairement, est révélatrice d’une vérité brutale : notre monde se consomme de moins en moins à froid, et l’emprise de la drogue n’est intelligible qu’à travers une sociologie de l’addiction. La thématique du désenchantement du monde peut sembler usée, mais elle demeure fondamentalement vraie.
La modernité, en voulant émanciper l’homme, l’a délié des liens vitaux. Elle l’a condamné, pour reprendre une ancienne formule, à la solitude dans la foule – il cherche alors désespérément un endroit où se reprojeter, où se connecter à la masse. On a l’origine de la dépendance numérique, avec la zombification qui l’accompagne. L’homme, être relationnel, n’existe désormais qu’à travers une fixation sur son écran qui détruit littéralement sa capacité de concentration, où des contenus morbides peuvent s’emparer de son imaginaire et le transformer en une forme de zombie pervers, en larve haineuse.
C’est là aussi que se recompose l’univers du désir, avec un désordre des pulsions qui s’exprime dans l’addiction pornographique. Et on le sait, il ne s’agit pas d’érotisme pépère, ou même vaguement transgressif. Les déviances les pires, celles qui reposent sur le culte de la cruauté et de la plus extrême violence, codifient ainsi les plis les plus intimes du désir, non seulement distinct de l’amour, c’est en partie inévitable dans les rapports entre les deux sexes, mais retourné contre lui. Cette sexualisation destructrice engendre paradoxalement dans le monde réel des effets contradictoires. D’un côté, ce désir devenu monstrueux normalise les comportements les plus atroces. De l’autre, une partie de la jeune génération, loin de toute débauche des sens, verse dans un puritanisme sec. Les rapports entre les jeunes hommes et les jeunes femmes deviennent plus complexes que jamais.
L’homme moderne est un homme triste, et même ceux qui se croient éloignés de ces pratiques y participent souvent sans s’en rendre compte, comme en témoigne la consommation à grande échelle d’antidépresseurs
La société morbide s’empare même des corps et les pousse au culte de la laideur, comme en témoigne la banalisation, et même la valorisation, de l’obésité morbide. Le relâchement des corps est le signe du relâchement des âmes, d’une forme de capitulation devant le monde qu’on maquillera idéologiquement comme on peut en parlant de diversité corporelle. Peut-on détacher cela de la normalisation à grande échelle du tatouage ? Dans un monde où les repères élémentaires manquent, où le sens du collectif s’efface, le corps devient l’ultime repli, la vérité sensible, et c’est sur sa peau qu’une partie de la jeune génération retrouve le sens de la permanence, en croyant la transformer en œuvre d’art, dans des pratiques qui relèvent toutefois de la scarification.
L’homme moderne est un homme triste, et même ceux qui se croient éloignés de ces pratiques y participent souvent sans s’en rendre compte, comme en témoigne la consommation à grande échelle d’antidépresseurs, non seulement à la manière de béquilles circonstancielles, pour traverser les coups durs de l’existence, ce qui se comprend, mais comme régulateurs durables des humeurs et des angoisses – c’est ce qu’on appellera la régulation pharmaceutique des émotions.
Un monde déverticalisé
Un esprit exagérément subtil expliquera probablement que tous ces phénomènes, indéniablement inquiétants, ne sauraient toutefois être théorisés ensemble. À tort. Car ils témoignent tous d’un effondrement psychique, d’une même subjectivité anéantie, dans un monde déverticalisé, où l’homme ne s’est pas contenté de chasser Dieu, ce qui allait de soi s’il n’y croyait pas, mais a décidé de se prendre pour lui, en oubliant sa finitude, en oubliant tout à la fois qu’il est un animal social, religieux et politique.
Âme errante, corps vaincu, étranger aux traditions qui donnaient sens à sa vie, aux institutions qui la structuraient, il s’accroche aux promesses d’une euphorie chimiquement entretenue, et à l’illusion d’une toute-puissance numérique où il en vient paradoxalement à s’anéantir. J’en reviens à mon point de départ : on ne luttera vraiment contre le narcotrafic qu’en reconstruisant les assises d’une cité ne se trompant pas d’anthropologie. Il ne suffit évidemment pas de le dire pour le faire, et de le décréter pour que cela se concrétise. Ce qui s’est détruit rapidement se reconstruit souvent lentement. o ■ o MATHIEU BOCK-CÖTÉ











