Par Pierre Debray*
Réflexions sur un entretien avec Philippe Ariès [Suite].
Très longtemps, l’ancienne France a subsisté, dans nos provinces et même dans certains quartiers parisiens. C’était malgré la République. En dehors d’elle. Ce que Maurras signifiait quand il opposait pays légal et pays réel.
Mais progressivement, au travers de décisions politiques, le légal détruisait cette antique réalité. Aucune nécessité économique, par exemple, n’imposait la désertification des campagnes. Il était possible de maintenir dans leur milieu naturel les ruraux en leur fournissant des emplois industriels d’appoint. Les concentrations urbaines répondaient à une nécessité idéologique, donc politique. Il fallait couper les individus de leurs traditions. Le maire de ma petite ville, un bon modéré, assez proche encore des convictions royalistes de ses ancêtres, se montrait très fier d’avoir triplé la population de la commune, en construisant des tours.
Résultat, il a été remplacé par un socialiste. En dépit de bonnes idées, il raisonnait, pour son malheur et pour celui de ses concitoyens, en républicain. L’importance d’une ville tenait au nombre et non plus au bonheur de ses habitants La bureaucratisation, la socialisation, l’urbanisation, les grands ensembles fournissent à la République les instruments d’une destruction d’un pays réel, désormais ‘réduit à un conglomérat d’assujettis et d’assistés, tous coulés dans le même moule.
Parce que la ruine de l’ancienne France, précipitée par les curés ralliés encore que ceci soit une autre histoire, date de la décennie soixante – soixante-dix, Philippe Ariès pouvait découvrir une certaine continuité, au plan des mœurs et des sensibilités. Ma génération, comme la sienne, qui la précède de peu, fut effectivement élevée, instruite, éduquée dans un cadre traditionnel. Cette continuité n’existe plus. Il y a eu rupture, symbolisée par le mai de 68. Cela se constate dans les détails du quotidien. La Chanson Française a été emportée par l’avalanche du rock. On peut le déplorer. Il faut le constater. La République a mis un siècle à opérer la rupture. Elle y est parvenue.
La « nouvelle Histoire »
Ariès regrette que les Français ne connaissent plus la maison de France. Ils l’ont connue jusqu’à la fatale décennie. La République a réussi à couper les Français de leurs racines, de celle-là comme des autres. La nouvelle Histoire, dont j’ai dit les mérites, y a contribué. L’école de la République l’a utilisée pour plonger nos enfants dans l’ignorance de leur histoire. On trouve des passages d’Ariès dans les manuels. Il est cité, commenté. Bainville ne l’est pas, ni même Lavisse, pourtant bon républicain mais qui nous apprenait l’existence de Blandine, de Geneviève, du saint roi Louis, de Jeanne. Lavisse n’excluait pas nos saints et nos rois, même s’il diffamait Louis XV et ridiculisait Louis XVI, de notre passé. Il ne le pouvait pas. Grâce à la nouvelle Histoire l’école de la République désormais le peut.
Parce qu’ils furent nourris d’Ariès et non plus de Bainville, relégué au grenier, une génération de jeunes maurrassiens s’est bernanosisée. Elle a renoncé aux rudes disciplines de l’empirisme organisateur au profit d’une sensibilité, d’une sentimentalité « royalistes ». Elle a régressé d’un siècle. Une sensibilité royaliste, le sentiment royaliste, n’ont malheureusement jamais empêché de se fourvoyer politiquement. Cela permet parfois de belles carrières, et même une sinécure au conseil économique et social. L’Action Française n’est pas une île, protégée des vents du siècle. Elle vit en pleine terre. Il était normal qu’elle aussi subisse les effets de la rupture. Sous prétexte de devenir modernes, de présenter nos idées dans la langue de notre temps, nous avons eu nos enfants perdus. Ariès ne se trompait pas quand il reconnaissait en eux sa postérité. Aux pauvres morts aussi nous devons la vérité. Cela n’enlève rien à la piété dont nous entourons leur mémoire, ni ne diminue les mérites que nous leur reconnaissons. Scientifiquement la nouvelle Histoire a enrichi nos connaissances. Politiquement, socialement et même spirituellement, elle s’est révélée désastreuse. Il ne s’agit donc pas de la récuser. L’œuvre d’Ariès ne saurait être frappée de je ne sais quelle mise à l’index. Encore convient-il de la critiquer et de l’insérer surtout dans une perspective globale.
Dans la mesure où Ariès exclut Bainville, il se trompe. Ne nous trompons pas à notre tour en l’excluant. Notre histoire est faite de beaucoup d’histoires. Ce qu’écrit Ariès est vrai, dans l’ordre de l’histoire des hommes privés. Ce qu’écrit Bainville l’est dans l’histoire des hommes publics.
Existe-t-il encore une vie privée qu’il soit possible de protéger de l’intrusion de la politique ? Celle-ci régit tout, même nos amours. Le pouvoir manipule les mœurs. On l’a constaté avec la libéralisation de l’avortement, le divorce par consentement mutuel ou l’introduction de l’éducation sexuelle dans nos écoles. L’Etat a encouragé, développé, « libéré » les faiblesses des hommes et leurs pulsions basses qu’il a mission de réduire, de contenir et de réprimer, au double sens, pénal et psychanalytique. Quand les adultes lui résistent, il dresse contre eux leurs enfants. il détruit méthodiquement la famille, souille les adolescents, enseigne le mépris des vieillards.
Que l’on ne prétende pas que le pouvoir ne faisait que légaliser une évolution irréversible. En réalité, il mettait en œuvre le mot d’ordre du mois de mai de 68 : Il est interdit d’interdire. Mais ce mot d’ordre lui-même ne constitue que la traduction du principe républicain pas d’ennemi à gauche, d’ailleurs logique puisqu’originellement, structurellement la République s’identifie à la gauche. Le divorce, l’avortement ou l’éducation sexuelle à récole étant des idées de gauche, il était interdit de les interdire. Ce principe en appelle un autre : Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Les adversaires des idées de gauche se recrutant à droite, une droite consciente, les monarchistes, ou une droite d’instinct, ce qui reste de l’ancienne France, leur opinion ne comptait pas. L’évolution était si peu irréversible qu’avant le vote de la loi Veil, 70 % des Français se déclaraient hostiles à la libéralisation de l’avortement. Maintenant la proportion est inversée. Pourquoi ? Parce que le légal est devenu le juste et le vrai. Ce qui est permis par l’Etat ne peut être tenu pour mauvais. Le pouvoir s’est emparé des consciences.
Ariès s’exprime en homme de l’ancienne France qui pouvait encore considérer avec quelque légèreté les avertissements de Maurras et se moquer du pays légal pour ne prendre en compte que le pays réel, la vie privée. Ce temps n’est plus. Les vestiges ont été déblayés. Ce qui subsistait de l’ancienne religion, de l’ancienne morale, des anciennes vertus, l’honneur, la foi jurée, la fidélité, le devoir et jusqu’au patriotisme, tout cela est parti à la poubelle. Ce n’est pas réjouissant et ne facilite pas notre tâche. Du moins, il ne reste plus d’échappatoire. Nous ne reconstruirons rien tant que la République n’aura pas été abattue. Elle doit l’être. Elle peut l’être. La crise actuelle nous fournit une chance. La dernière ? Je ne sais, je ne veux le croire. Mais une chance si bonne qu’il n’est pas permis de la laisser échapper. Aux nostalgiques nous opposons la jeune espérance et sa sœur, la verte fortune. (FIN) ■
* Je Suis Français, août 1984
Nous ne sommes pas des nostalgiques [1]
À retrouver …. Entretien avec Philippe Ariès
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