Par Jean-Christophe Buisson*
À propos de l’usage inflationniste du mot ami, nous nous permettrons d’ajouter à ce – comme toujours – savoureux billet, ce qu’a raconté Luchini, récemment dans une des matinales de France Inter. Discutant de l’amitié avec une connaissance, Luchini lui a demandé combien il pouvait bien avoir d’amis. À son effarement, l’autre lui a répondu « 96 000 ». Certains Facebook-maniaques se vantent ainsi comme la grenouille du nombre de personnes atteintes sur leur page du même nom. Atteintes fait penser aux animaux malades de la peste – au Covid-19 si l’on veut – et nous ramène à La Fontaine. Ainsi, l’usage inflationniste du mot ami nous paraît relever d’une grande pauvreté d’esprit et de sentiment vrai. Chacun jugera.
Un moment atypique de bonheur littéraire et social, doublé d’un éclairage de l’actualité sidérant de justesse et de cruauté : voilà ce à quoi nous invite généreusement, trois ou quatre fois par semaine, le comédien Fabrice Luchini.
Sur son compte Instagram, suivi à chacune de ses interventions (1 à 3 minutes) par 100 000 à 150 000 personnes, il poste ses lectures de fables courtes de La Fontaine depuis son domicile.
Mais pas n’importe lesquelles. L’éclectisme et la richesse de l’oeuvre du fabuliste du XVII° permettent d’y trouver de quoi commenter lumineusement ce qui se passe en,France au XXI°siècle à l’ère du Covid-19.
Si, si, si. Le confinement ? Voici L’Ours et l’Amateur des jardins dont la tentative de vivre ensemble finit mal, tant il est vrai que «… la raison d’ordinaire / N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés ».
Les importuns qui se croient nécessaires ? Ils sont parfaitement croqués dans Le Coche et la Mouche.
Les « amis » qui se multiplient sur les réseaux sociaux : écoutons la Parole de Socrate où il apparaît que « Chacun se dit ami ; mais fol qui s’y repose. / Rien n’est plus commun que ce nom ; / Rien n’est plus rare que la chose ».
Le rôle stérile de certains conseillers, de spécialistes toutologues autoproclamés et autres chantres du « il n’y a qu’à…» et du « il faudrait que… » ? Tout est résumé dans les derniers vers de l’admirable Conseil tenu par les rats : « Ne faut-il que délibérer, / La Cour en conseillers foisonne ; / Est-il besoin d’exécuter, / L’on ne rencontre plus personne. »
Dits avec un naturel renversant par Luchini, tellement loin de toute préparation et de toute préméditation qu’il doit parfois élever la voix pour couvrir les aboiements de sa chienne shiba (attention : scène-culte), ces textes flamboient : leur splendeur stylistique n’a d’égale que leur intemporelle vérité politique et sociale. L’acteur a l’intelligence de se mettre à leur service. Humblement. Respectueusement. Génialement. ■
* Source : Figaro magazine, dernière livraison.
Jean Christophe Buisson est écrivain et directeur adjoint du Figaro Magazine. Il présente l’émission hebdomadaire Historiquement show4 et l’émission bimestrielle L’Histoire immédiate où il reçoit pendant plus d’une heure une grande figure intellectuelle française (Régis Debray, Pierre Manent, Jean-Pierre Le Goff, Marcel Gauchet, etc.). Il est également chroniqueur dans l’émission AcTualiTy sur France 2. Son dernier livre, 1917, l’année qui a changé le monde, est paru aux éditions Perrin.
Ceux qui n’ont jamais eu le bonheur d’assister à un spectacle de Fabrice Lucchini qui, seul sur la scène, ébouriffe et émerveille les spectateurs, les prend à partie, les cajole, se moque d’eux, les fait frissonner du plaisir de se sentir (un peu) plus intelligents qu’avant d’entrer dans la salle, ceux là sont bien à plaindre…
Le malheur est qu’il faut avoir de la patience et de l’obstination (et quelques sous) pour assister à un de ces spectacles merveilleux…