Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
En janvier 1898, le lieutenant de vaisseau Antoine Schwerer, qui vient d’abandonner l’aviso à roues Ardent, est appelé à commander le transport de 3ème classe Caravane en Islande et à Terre-Neuve, au sein de la Division navale de Terre-Neuve que commande le capitaine de vaisseau Boué de Lapeyrère.
La Caravane est un navire ayant une bonne tenue à la mer, aisément manœuvrable, facile à charger et décharger, mais « au point de vue militaire, la valeur du bâtiment est nulle ». Et sa vitesse ne dépasse pas 10 nœuds. Il a à son bord un médecin-major d’origine millavoise, Casimir Aldebert. Le 13 août suivant le bâtiment est rappelé d’urgence à Lorient pour aller apporter en Indochine des pièces d’artillerie et des munitions aux troupes qui luttent contre les pirates.
Alors que La Caravane rejoint l’Océan Indien et fait escale à Colombo, éclate la crise de Fachoda. « Après une traversée rapide, j’entrais à une heure du matin, dans le port de Colombo, où j’étais obligé de relâcher pour prendre du charbon. Aussitôt le bâtiment amarré à quai, j’allai me coucher. Je venais à peine de m’endormir qu’on me réveillait pour me prévenir que le Consul de France venait de monter à bord et demandait à me parler tout de suite. Stupéfait de cette visite à pareille heure, je me levai bien vite. Le Consul, M. Lavissière, m’apprit que la situation entre la France et l’Angleterre était tellement tendue qu’à Colombo on s’attendait, d’un instant à l’autre, à apprendre la déclaration de guerre. Les forts avaient été armés dans la soirée et l’agitation était très grande en ville. C’était le jour de mon départ de Toulon que le Commandant Marchand avait fait sa fière réponse au Sirdar Kitchener le sommant d’évacuer Fachoda. Mais de cela je ne pouvais me douter, ni de la tension qui avait suivi. Le Ministre qui aurait pu m’aviser à Djibouti, n’en avait rien fait, et je me trouvais dans la situation absurde suivante : amarré à quai dans un port anglais qui serait peut-être ennemi le lendemain, sur un navire de guerre ayant pour tout armement deux petits canons Hotchkiss, mais ayant dans ses cales un matériel de guerre d’une importance considérable »[1]. Il prévient alors le ministre de la Marine, Edouard Lockroy de sa décision : si les navires anglais lui coupent la route, il essaiera de les couler en fonçant dessus « car si La Caravane n’avait pas d’artillerie, elle avait un gros tonnage »[2], écrira-t-il plus tard. Mais Edouard Lockroy n’a pas compris. Il lui dira plus tard qu’il avait « bien ri » en recevant sa missivee. « Je fus remplis d’une nouvelle colère qui se changea en surprise attristée quand j’entendis ce malheureux me dire :
Ce que je ne comprends pas, Commandant, c’est que vous ayez songé à combattre ou à couler votre navire. Puisque vous n’aviez aucun moyen de défense sérieux vous n’auriez eu qu’à vous rendre.
Quand je lui répondis :
Monsieur le Ministre, un bâtiment français qui a l’honneur de porter une flamme de guerre ne se rend jamais.
Il haussa à demi les épaules.
Je compris alors que les deux mots Honneur, Patrie, toujours inscrits en lettres d’or à l’arrière de nos bâtiments n’ont pas le même sens pour les politiciens républicains que pour nous »[3].
C’est ce même Edouard Lockroy qui, deux ans auparavant, avait mis fin aux travaux de la Marine sur le magnétisme terrestre, ayant confondu cette discipline scientifique avec le « magnétisme animal » : « La marine n’a pas besoin de magnétiseurs, qu’on les rappelle ! » Il faudra attendre la querelle de la Jeune Ecole et la position d’Antoine Schwerer sur l’importance des cuirassés pour que la tension entre les deux hommes se détende.
La Caravane est donc envoyée au Tonkin, dont la principale installation française – cédée pour 99 ans par l’impératrice Tseu-Hi – est le petit port de pêche de Fort Bayard (aujourd’hui Zhanjiang) au nord-est de la péninsule de Leizhou. C’est en ce début de XXIe siècle, l’un des plus importants ports militaires chinois et l’une des principales installations de la « nouvelle route de la soie ». L’objectif est de participer à la chasse aux pirates en baie d’Along et de prendre part à l’organisation de Kouang-Tchéou-Wan (aujourd’hui Guangzhou, ou Canton) où les Français veulent s’implanter au même titre que les Anglais à Hong-Kong ou les Portugais à Macao.
Accessoirement, Antoine Schwerer est chargé de dresser la carte du golfe du Tonkin, laquelle lui vaudra un nouveau témoignage de satisfaction que lui transmettra l’amiral Cavalier de Cuverville. Il arrive donc dans la région que les Français appellent à l’époque « Ouai Chao » (Wei Shao), autrement dit « le bout du monde », où vit une importante communauté chrétienne.
Au Tonkin, il retrouve son jeune camarade, le lieutenant de vaisseau Ronarc’h qui, peu de temps après son arrivée, se distinguera à la tête de la compagnie française de la colonne Seymour par sa science du combat et son sens du commandement. Ils considèrent, l’un et l’autre que les Officiers de marine français n’en savent pas assez sur les techniques de combat terrestre, indispensables en cas de débarquement et même d’abordage à effectuer lors de blocus. Si l’un des deux l’a appris auprès de l’amiral Courbet, l’autre en a fait l’expérience au cours de cette guerre des Boxers. [Photo : « Mission de Ouai Chao »]
De ce deuxième passage en Asie, après sa participation à la guerre menée pour le compte de la France par l’amiral Courbet, Antoine Schwerer rapportera une incompréhension totale des Chinois qui ne le quittera jamais : « Les yeux sont le miroir de l’âme. Ceux des Chinois ne reflètent rien. Ils sont ternes. Si, par hasard, ils brillent, ce n’est jamais que d’une mauvaise lueur. Il est impossible de savoir ce que pense un Chinois, s’il est gai ou triste, s’il a pour vous de l’affection ou de la haine. Personne ne sait mieux que lui dissimuler sa pensée »[4]. [Photo : Casimir Aldebert à Quang Yen]
Mais au-delà de cette réaction qui ne concerne que lui, il y apprend que, dans les relations internationales, il ne faut jamais apprécier les positions de celui avec lequel on traite en les regardant avec ses propres préjugés. Il faut d’abord essayer de comprendre comment il réagit, quels sont ses priorités, quel est son mode de raisonnement, quel est son but immédiat et son projet ultime…
Indépendamment des opérations purement militaires qui constituent l’essentiel de sa mission, il en profite pour visiter la région et pour faire connaissance avec toutes les personnes qui y œuvrent aussi bien pour développer les intérêts et la culture française que pour y faire connaître la religion catholique. C’est ainsi qu’il parcourt la région en compagnie du missionnaire français (en Chine de 1844 à 1906), le père Ferrand, et de Pierre Masse, l’envoyé spécial au Yunnan – cette contrée chantée par Marco Polo – du Gouverneur général du Tonkin, Paul Doumer. [Photo : Au centre, Père Ferrand, Antoine Schwerer, Pierre Masse]
Avec eux il explore en particulier la grotte appelée par les Français la « Grotte des merveilles », mais plus connue sous le nom traditionnel de grotte des Bouts de bois (« Hang Dau Go ») en souvenir des bouts de bois taillés qui y furent cachés par le général Tran Hung Dao au XIIIe siècle pour être ensuite enfoncés dans la rivière Bach Dang afin d’arrêter les Mongols de Kublai Khan. Située sur une île en face de Haïphong, on accède à cette grotte par un escalier rudimentaire mal taillé dans la pierre et haut de quatre-vingt-dix marches. (Histoire • Marine française…. À suivre, demain dimanche) ■
* Articles précédents …
■ Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
■ Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955) [1] [2]
■ Marine française : En 1915, les canonnières fluviales aux Faux de Verzy
■ Marine française. En mer de Chine : à l’école de l’Amiral Courbet [1] [2] [3] [4] [5]
Cette série qui n’a pas d’analogue ailleurs m’intéresse beaucoup et celle-ci est admirablement illustrée. Merci à François Schwerer et au blog JSF.