
Comment mieux commémorer le 11 novembre 1918 qu’en relisant cette méditation solitaire de Jacques Bainville dans la nuit du 31 décembre 1914, où il dresse le bilan de l’année écoulée, au cours de laquelle la France fut sauvée par le miracle de la Marne, première année du grand conflit qui en vivra quatre autres. Et où il tente de lire l’avenir, s’il est possible. A ce titre prospectif, nécessairement contingent (« Qui oserait oser une prophétie ?) cette réflexion nous rappelle mieux que bien d’autres ce que fut la Grande Guerre et ce que seront les conséquences des traités de paix de 1919. On les aura vingt ans plus tard. Quel sera pour nous aussi le prix à payer de nos aveuglements d’aujourd’hui ?
31 décembre 1914
Lire l’avenir ?
L’année s’achève. Et qui ne fera son compte, sa récapitulation, ce soir ? Guillaume II à son quartier-général, qui est, dit-on, Mézières, nos ministres dans leurs palais fragiles, les soldats dans leurs tranchées, à leur foyer les femmes et les mères… Cinq mois d’une guerre dont on ne saurait entrevoir la fin, des événements qui, selon la coutume de tous les grands événements de ce monde, ont trompé les calculs les plus savants, tourné contre l’attente de tous. La France est encore envahie mais Paris est inviolé, en sûreté complète. Les Russes ne sont pas arrivés à Berlin pour la Noël, mais les Autrichiens sont chassés de Belgrade. Qui oserait, après cela, oser une prophétie ?…
Cependant ce jour-ci incite à tenter de lire l’avenir. On se défend mal de pronostiquer. Et des faits accomplis, de la situation générale, de l’avis, du sentiment donné par tels ou tels qui ont pris part aux batailles, qui ont éprouvé le fort et le faible de l’ennemi, voici ce qu’après réflexion mûre il est peut-être permis d’induire. Voici ce qu’on croit entrevoir…
D’ores et déjà – on peut dire depuis la victoire de la Marne – l’entreprise de l’Allemagne a échoué : c’est un fait qu’elle-même ne discute plus. L’écrasement de la France, l’anéantissement de la « méprisable petite armée du général French », comme a dit l’empereur Guillaume, étaient la condition préalable et nécessaire d’une grande victoire sur la Russie. L’Allemagne ne peut plus gagner la partie, et son mot d’ordre, celui que le Kronprinz, Von Kluck et les autres chefs ont donné pour Noël à la nation allemande, c’était celui de la France au mois d’août : résister, tenir.
Quelle résistance peut fournir maintenant l’armée allemande ? Voilà la question.
Un pays qui est capable d’efforts pareils à ceux que l’Allemagne a fait jusqu’ici, un pays qui depuis cinq mois soutient sur deux fronts une rude guerre, qui tient tête à une coalition géante, ce pays-là peut sans doute mener loin ses ennemis. La grande machine de guerre allemande est encore sur pied. La masse de la population allemande est dans un état d’esprit qui permet aux dirigeants de compter sur des sacrifices durables. De ces dirigeants eux-mêmes, il serait fou d’escompter une défaillance. Leur volonté restera tendue jusqu’au bout. Ils ont eu manifestement quelques faiblesses : quand les Anglais leur ont déclaré la guerre, quand Guillaume II a dégarni le front ouest pour sauver Koenigsberg. Erreurs diplomatiques, erreurs militaires, ils ont tout de suite travaillé à les réparer. Ils ont ne eux-mêmes la conviction que l’Allemagne est indestructible. Tant que cette conviction ne les aura pas abandonnés – et il faudrait pour cela des revers formidables – il n’y a pas à attendre que l’Allemagne officielle, armature du peuple allemand tout entier, vienne à mollir.
Mais cette même Allemagne officielle, elle sait aussi qu’elle ne peut plus compter sur une paix plus favorable que celle qu’elle arracherait en ce moment à la lassitude des alliés. Elle a trahi sa pensée secrète en faisant des ouvertures à la Belgique, à la France, on dit même à la Russie. Traiter tandis que ses armées occupent presque tout le territoire belge, plusieurs grandes villes et un large morceau du territoire français, tandis que les Russes sont encore contenus en Pologne, elle sait bien qu’elle ne peut pas obtenir une situation meilleure, que cette situation même ne peut plus être améliorée. Quand l’Allemagne parle du million d’hommes qu’elle jettera de nouveau contre nous au printemps, elle sait bien que ces hommes-là ne vaudront pas ceux qui étaient partis au mois d’août. L’idée profonde de l’Allemagne, c’est qu’elle a fait partie nulle. Tout son effort tend à obtenir que cette idée devienne celle de ses adversaires.
Quant à nous, la tâche qu’il nous reste à accomplir rets lourde, la route est longue. Chasser l’envahisseur du territoire, on pensait, après la victoire de septembre, que ce serait une affaire de semaines. Quatre mois se sont écoulés. Nous « progressons », mais pas à pas, ligne à ligne. Nous faisons toujours el siège (c’est un vaste siège : un état-major a demandé l’autre jour à Paris, d’urgence, un traité de Vauban), nous faisons le siège des fortifications que l’ennemi a construites sur notre sol et même celui des forteresses inutilisées par nous lorsque l’invasion s’est produite et que l’envahisseur a su rendre formidables : Laon, Reims, Maubeuge aussi peut-être… Les difficultés à vaincre sont immenses, on en peut se le dissimuler. Il y a trois jours, L’Echo de Paris, non sans dessein d’instruire et peut-être d’avertir le public, en donnait cette idée :
« Dans cette guerre de positions, les Allemands ont fortifié leurs abris et tranchées avec les derniers perfectionnements, tant au point de vue de l’attaque que de la défense. Les engins les mieux appropriés à ces sortes de combats, ils les ont, et à foison. Rien ne leur manque. Ils ont les gros et petits projecteurs utilisés pour les combats de nuit et alimentés par des dynamos très puissantes . Il sont des fusées éclairantes. Ils ont de véritables engins de place montés sur affûts; ils ont des lance-bombes dernier modèle qu’ils appellent « Minenwerfer » (autrement lance-mines) de 245 millimètres. Ils se servent encore de canons de 50 millimètres protégés par des coupoles cuirassées, et de canons-révolvers de 57 millimètres. »
Ainsi, faute de mieux, les Allemands s’efforcent d’éterniser le combat. Est-ce-à-dire qu’il sera éternel ? Pas du tout. Le commandement français se flatte, d’approche en approche, d’arriver à conquérir sur certains points (plateau de Craonne par exemple, je pense) des positions, des crêtes, des hauteurs, d’où notre artillerie rendra les tranchées allemandes intenables. Alors on ne « progressera » plus, on avancera. Jusqu’où ? C’est une autre affaire. Le chemin de l’Aisne et de l’Yser à la Meuse et au Rhin, le chemin est long, et les Allemands ont eu le loisir de préparer, aux endroits favorables, de nouvelles lignes de défense. Faudra-t-il recommencer la même lutte ?
Il semble que le commandement français, s’il le pense, ne s’en effraie pas. Il fait, au vu et au su d’éléments militaires qui ne sont nullement priés de garder le secret (peut-être même au contraire), des préparatifs pour une campagne sur le territoire allemand. Mais n’est-ce pas ce qu’il doit faire ? N’est-ce pas, tant que le gouvernement français est résolu à tenir « jusqu’au bout », son devoir étroit de prévoir l’écrasement de l’ennemi, de faire espérer la victoire complète à l’armée et à l’opinion ?
Eh bien ! surtout chez les combattants (certes je ne dis pas chez tous), une idée forte, une idée qui s’enfonce, c’est que la guerre est virtuellement finie : c’est que, lorsque les armées qui sont entrées en campagne avec leurs cadres, leur matériel, leur entraînement, se sont battues plusieurs mois et se sont usées, le résultat est acquis, rien d’essentiellement nouveau ne peut plus survenir : c’est qu’il y a dès maintenant chose jugée, c’est que nous ne pourrons faire beaucoup plus que ce que nous avons déjà fait et que c’est très beau, c’est que la guerre se terminera sans solution décisive – avec une Allemagne humiliée, sans doute, mais non vaincue – par une paix qui ne changera rien d’essentiel à l’état de choses préexistant. Il a fallu la guerre de Trente Ans pour mettre à bas l’ancienne Allemagne. Comment en quelques mois se flatter d’anéantir l’Empire le plus formidablement préparé à la guerre qui ait surgi dans les temps modernes, de l’abattre sans reprendre haleine ? Sans doute cette opinion ne tient pas compte des évènements qui peuvent se produire : intervention de l’Italie, de la Roumanie, paix séparée de l’Autriche. Mais d’autres évènements, moins heureux, peuvent survenir aussi… Ceux qui sont dans cet esprit (je répète que ce sont le plus souvent ceux qui, par le contact des armes, ont acquis le sentiment que, d’Allemagne à France, les forces se font équilibre et que cet équilibre ne saurait être rompu, essentiellement du moins, à notre profit), ceux-là définissent la paix future une « côte mal taillée ». Le mot s’est répandu. De divers côtés, je l’ai entendu dire. Et ceux qui le répètent ne le désirent pas, ne se cachent pas que ce serait pour notre pays une catastrophe, qu’il importe d’éviter, au moins d’atténuer par une persistance courageuse.
Car, dans cette hypothèse, chacun rentrant chez soi après cette vaine débauche de vies humaines, cette consommation d’énergies et de richesses, la carte de l’Europe étant à peine changée, les problèmes irritants demeurant les mêmes, on se trouve conduit à prévoir une période de guerres nouvelles où l’Allemagne humiliée, mais puissante encore et prompte à réparer ses forces, où l’Angleterre tenace, où les nationalités insatisfaites engageraient de nouveau le monde.
Cet avenir, est-ce celui auquel il faut s’attendre ? Comme j’écrivais ces lignes, l’aiguille des pendules a franchi minuit. Que de rêves se forment sans doute, sur les champs de bataille, aux foyers des absents, d’une Europe affranchie, d’une paix longue et sûre pour 1915. Bienfaisante illusion : y attenter serait un crime. C’est en secret que l’on confie au papier de pareils doutes. Que l’espèce humaine s’endorme donc, dans la croyance que les choses obéissent aux voeux des hommes; qu’elle s’imagine conduire quand elle subit. Misereor super turbam, est le grand mot sur lequel doit se clore cette année 1914, où les peuples se sont déchirés en vertu de causes lointaines, d’un passé presque oublié, de responsabilités héritées des ancêtres, et de forces obscures à peine connues d’eux-mêmes et qu’eux-mêmes pourtant auront déchaînées… ■
Jacques Bainville, Journal inédit (1914) publié chez Plon, en 1953
Remarquable analyse de Jacques BAINVILLE, on a l’impression que ces lignes ont été écrites en 1919 ,
Dommage que le sacrifice des poilus, dont la majorité des Camelots du Roi, ait AUSSI servi à renforcer la République, c’est CLEMENCEAU qui sera surnommé Père la Victoire, et non un des dirigeants de l’Action française
On ne peut qu’admirer, une fois de plus, la terrible lucidité et prescience de Jacques Bainville sur les lignes de forces de ce conflit sanglant , suicide de l’Europe, qui a failli l’ engloutir . Il conclut superbement par » Misereor super turbam » ( j’ai pitié de cette foule allusion à la parole du Christ dans l’évangile de Marc sur la distribution des pains, ce qui aurait pu être traduit en note , nous sommes en 2021 et les humanités classiques ont disparu! )
Il va au cœur du problème. Mais peut être plus qu’un sentiment chrétien de pitié , c’est aussi un sentiment de piété virgilienne antérieur, qui m’étreint aujourd’hui pour les combattants des deux camps, animés d’un sincère patriotisme et d’un grand courage, victimes eux aussi d’un conception d’un patriotisme sanctifié, idolâtré? , qui avait gagné toute l’Europe. ( pas celle de du Bellay) « Virgile père de l’occident » disait Haecker en 1935 , ne l’avait –on pas un peu oublié . Léon Daudet, qui n’avait pas ménagé ses efforts, avouait en 1918 que sa victoire était gâchée car « le ver restait dans le fruit » parlant du régime et de son idéologie. Ne l’était -il pas en effet, car basé sur une idéologie, celle de « la montée aux extrêmes » analysée par René Girard, longtemps après, cette « montée aux extrêmes » idéologique dont nous ne sommes pas sortis et dont nous faisons aujourd’hui les frais dans la grande déconstruction promue par nos ministres? ( celui de l’éducation nationale par exemple entre autre ) Il est temps de desserrer l’étau ou les mâchoires de la bête. .
N’est-on pas actuellement en train d’assister à une semblable « montée aux extrêmes », en Asie, avec le délire de Xi Jinping et l’irredentisme apparent des USA concernant Taiwan ? La mêche s’approche du tonneau de dynamite et nul ne sait où celà s’arrêtera. En AFN, lorsqu’un cheval était mordu par un taon, il devenait fou… il avait le « takouk » et ruait dans les brancards. Les peuples aussi ont le takouk… Est ce un excés de testosterone, une trop longue période de paix et d’ennui, un comportement suicidaire, une sélection naturelle, encore que la guerre élimine souvent les meilleurs d’entre nous ?… Est ce un effet de l’économie devenue folle avec l’hyper inflation qui guette même la Chine soi-disant à l’abri grâce au « génial » Marx ? Après coup, des historiens nous dissèqueront les causes ineluctables, prévisibles , évidentes du conflit et le monde repartira pour un tour tout aussi imprévisible.
La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur Qui s’agite et parade une heure, sur la scène, Puis on ne l’entend plus. C’est un récit Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte Et qui n’a pas de sens. William Shakespeare. La condamnation de Maurras en 1945 alors qu’il n’avait cessé de prévenir la France de 1918 à 1939, contre le danger germanique, en est encore une preuve.