L’Union Européenne ferait naufrage sans que ce soit un vrai dommage pour personne. Mais après, il faudrait, dans le concert dangereux des puissants de ce monde, s’empresser de jeter les bases d’une Europe digne de ce nom, capable d’exister, de défendre ses intérêts et sa civilisation, de les faire vivre et prospérer, de préserver son identité, au lieu de la nier. Les bases d’une autre Europe ce sont évidemment ses racines que la forme actuelle de l’Europe s’est évertuée à ignorer, nier, détruire. Cette forme indigne et basse a nié une substance d’une immense noblesse, née de vingt siècles d’Histoire et de tragédies. D’une véritable Europe, De Gaulle, qu’on l’aime ou non, peu importe aujourd’hui, a donné une assez exacte définition dans une phrase demeurée célèbre rapportée par Alain Peyrefitte mais notée aussi par son auteur dans ses mémoires. Cette définition l’accepte-t-on ou non ? Et la véritable Europe qu’il faudra refonder ou tenter de refonder comme union volontaire d’États Souverains, cette véritable Europe-là que les temps actuels peuvent rendre absolument nécessaire, croit-on qu’elle pourra exister sans la Grande Bretagne dont la Souveraine vient de disparaître en laissant un grand exemple de volonté nationale, ou qu’elle pourrait exister sans la Russie de Tolstoï et de Dostoïevski ? D’évidence, la réponse est non. L’Europe à construire, sous des formes souples et diverses, ce sera le Continent tout entier ou rien.
On ne sait pas assez – même au cœur de notre mouvance – que Maurras lui-même n’était pas opposé du tout à l’idée européenne d’ailleurs toujours présente dans l’Histoire du Continent depuis l’effondrement de Rome. A ses visiteurs des derniers temps de sa vie, il répétait ceci : « L’Europe, faites-la mais ne faites pas comme si c’était fait ». Ce que Thibon appelait « faire l’Un trop vite ». En l’occurrence, trop vite, mais aussi fort mal. L’Europe ne pouvait commencer à « se faire » qu’à partir de ses racines communes, de ce qu’il y a de commun, dans la diversité de ses cultures. On a voulu commencer sa construction par l’économie, les affaires, l’Argent, le marché, la masse indistincte des hommes désormais sans qualité. L’affaire, en effet, peut s’achever par un Titanic, par un grand naufrage – salvateur, celui-là.
Alors, sauf à se vouloir négatifs, grincheux et inopérants, il faudrait se hâter lentement (festina lente) de mettre en chantier, pour des décennies, peut-être des siècles à venir, une Real Politik européenne qui ait des chances – seulement des chances – d’aboutir à une construction politique qui, à l’inverse de celle que nous subissons aujourd’hui, ne mérite pas que du simple mépris.
Invité à vingt ans par un ami à la Maison de l’Europe, je lui ai dit après la première (et dernière pour moi) conférence, que j’y croirai quand on serait prêt à mourir pour elle. Qui accepterait de mourir pour l’Europe actuelle, alors que nos ancêtres ont su mourir pour la Chrétienté qui l’unissait lors des croisades. Dans une Europe des patries, on peut mourir pour la sienne dans le cadre d’une coalition, qui ne sera pas fondée sur l’économie, mais sur une volonté de défense commune face à une agression extérieure ou interne. On ne meurt pas pour un pouvoir d’achat, un taux de croissance ou un taux de chômage.