Par Rémi Hugues.
Extrait de son ouvrage paru en 2018, L’essence de la modernité
Les relations interindividuelles d’asymétrie n’ont pas uniquement des fondements sociaux.
C’est l’un des thèmes sous-jacents de l’excellentissime roman autobiographique Pimp, écrit par Iceberg Slim, de son vrai nom Robert Beck, un maquereau qui exerça à Chicago dans les années 1940 et 1950 : l’intériorisation par les Noirs d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis des Blancs (1).
Deux raisons semblent pouvoir expliquer son parcours de proxénète. La première est une agression sexuelle que lui fit subir une femme alors qu’il était un tout jeune enfant. La seconde est sa souffrance d’être un Noir vivant dans une société dominée par les Blancs.
Il explique qu’il a choisi d’être un mac pour éviter d’être l’«un de ces Noirs cireurs de pompes ou porteurs de valises, prisonniers d’un monde blanc infranchissable » (2). Tel l’enfant pauvre du poème de Baudelaire, il est séparé du pays légal américain – le monde WASP – par des barreaux symboliques. « Avec ma pute à la peau noire, écrit-il, j’étais sûr de me ramasser du fric par paquets et c’étaient les Blancs de ce monde interdit qui allaient me le jeter dans les poches. (3) » L’argent sale que lui procure la traite des femmes compense sa frustration d’être perçu comme intrinsèquement inférieur, dominé : « Je suis toujours noir dans un monde de Blancs, pensai-je. Mais même si je ne peux pas franchir la barrière qui nous enferme, je peux réaliser mon rêve : moi aussi, je deviendrai important, moi aussi, je serai admiré (4). » Dans le paradis du capitalisme que sont les États-Unis, la reconnaissance sociale ne se mesure qu’à l’aune de la quantité de dollars accumulés. En plein trip, après une prise par intraveineuse de cocaïne, il nous plonge à l’intérieur de ses pensées torturées :
« Qu’est-ce qui se passerait si, par magie, ma peau noire virait au blanc ? me demandai-je. Putain, je pourrais sortir en douce de l’hôtel et franchir enfin les barbelés de l’enclos. Je serais comme un loup en liberté au milieu d’un troupeau de moutons. Le monde blanc ne se douterait pas que je suis un nègre. […] Si je parvenais à échapper à cet enfer noir, j’arriverais à me débrouiller. Hélas, négro, tu as une belle gueule, mais on n’inventera jamais une crème qui te donnera la peau blanche. Alors travaille dur pour être un vrai mac et arrange-toi pour devenir quelqu’un avec ce que tu as. Après tout, ça pourrait être pire, imagine que tu sois un nègre moche ? (5) »
Sa beauté ne l’empêche pas de cultiver une haine de soi liée à sa couleur de peau. Haine qu’il transfère en direction des femmes. À partir d’une réflexion sur un autre mac, Sweet, l’un des mentors d’Iceberg Slim, il est possible de considérer leur pratique de la traite des femmes comme le résultat de leur volonté de prendre une revanche sur la traite négrière, se prolongeant avec la ségrégation raciale. « Ce qui est sûr, c’est qu’il déteste les Blancs. Il est impitoyable avec ses putes blanches. Quand il leur fout son pied aux fesses, c’est le cul des Blancs qu’il botte. Il dit qu’il leur fait payer ce qu’ils ont fait et ce qu’ils continuent de faire aux Noirs. La haine lui ronge la cerveller9. » Le rapport asymétrique existant entre Blancs et Noirs est source de frustration… ■
1. L’intériorisation de ces stéréotypes raciaux est également relatée par Sahondra, une jeune malgache qui, quittant son Île pour rejoindre la France, a une réaction assez toquasse dès sa sortie de l’aéroport : « Elle fut surprise, sidérée par le premier Français métropolitain qu’elle vit sur le sol de l’ancienne mère patrie… L’objet de son étonnement était un jeune homme, blond, aux yeux bleus, bien fait de sa personne, du genre à faire béer d’admiration les petites jeunes filles de chez elle. Mais ce bel éphèbe qui aurait pu faire pleurer toutes les femmes des salles de cinéma, séance de 14 heures, entre trois lessives et deux vaisselles, quand le mari est au travail, ce bel éphèbe donc était pauvre, oui, pauvre, pauvrement vêtu d’un bleu de travail, un bleu qui en l’occurrence était orné de taches de cambouis, et ce bel homme déchargeait les bagages… Elle réprima l’impulsion qui faillit la projeter vers le jeune homme pour s’excuser et dire qu’elle pouvait s’occuper elle-même de ses bagages, que… Puis se mit à rire en pensant à la tête des la tête des copines, quand elle allait leur écrire et leur dire qu’un Blanc avait porté ses bagages, et elle mentirait un peu en ajoutant qu’elle lui avait donné des ordres, puis un pourboire… », Michèle Rakotoson, Elle, au printemps, Saint-Maur, Sépia, 1996, p. 29.
2. Iceberg Slim, p. 113.
3.Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 151.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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