Par Pierre de Meuse.
[Étude à paraître en 2 parties].
A la fin du XVIII° siècle, les Lumières avaient investi depuis cent ans l’esprit français à un point tel que personne dans la monarchie française ne remettait en cause leurs postulats. Certes, à cette époque, la société était dynamique, malgré l’immobilisme forcé de l’État, mais il n’y avait plus de consentement actif et conscient aux fondements de la société d’ordres et de la monarchie sacrale. L’ancien Régime, selon l’expression de Jean de Viguerie, ne se comprend plus lui-même. Il réagit comme un corps décérébré : même la monarchie ne se pense plus comme l’expression d’un principe supérieur mais comme une fonctionnalité étatique : la monarchie administrative. Telle était l’idée de Choiseul, idolâtré d’ailleurs par la Cour.
Il en est de même de la question religieuse, puisque l’unité spirituelle est un des biens les plus précieux de l’Ancien Régime. On pourrait penser que, face à l’irréligion prônée par Holbach, d’Alembert, Diderot et Voltaire, ou à la religion chrétienne adultérée soutenue par Rousseau, l’Église soulève les esprits contre les Philosophes. Il n’en est rien. Il faut attendre le début du processus révolutionnaire pour que les catéchismes mettent à l’index leurs thèses. En attendant, l’évêque Le Franc de Pompignan fait une critique indulgente de Rousseau tout en affirmant que cet écrivain est « supérieur à tous les incrédules de notre temps par la force de son génie, par l’énergie et la beauté́ de son style, par l’intérêt qu’il sait répandre sur les matières les plus sèches, par la variété́ de ses connaissances, par son esprit systématique, par l’enseignement même d’une morale moins dépravée ». Il conteste l’aspect déviant de la foi « du vicaire savoyard », mais en aucune façon ses présupposés sur la société. De même, la politique des gouvernements de Louis XV et Louis XVI, hostile aux ordres monastiques, ne sera pas combattue ni même critiquée par les autorités du clergé séculier. On n’a pas d’attitude différente chez les jésuites qui ferraillent contre les philosophes, mais jamais au nom d’une défense organique de la société. Du reste à partir des années 1760, ils sont éliminés dans l’indifférence générale jusqu’à la dissolution de l’ordre en 1773. En fait, le clergé, principalement paroissial, se ralliera à la révolution et sera le moteur de la transformation des assemblées des trois ordres en assemblée constituante, évacuant ainsi la souveraineté royale.
Dans la société civile, personne ne remet en cause véritablement les vues des Lumières. Et ceux qui s’y opposent quelque peu sont victimes de l’efficace sectarisme des Philosophes, appuyé par l’autorité gouvernementale. Ainsi en 1754, Fréron lança l’Année littéraire, une revue dans laquelle il déplorait une déchéance de la littérature, en la comparant aux auteurs du Grand Siècle. Il se faisait aussi le défenseur du catholicisme et de la monarchie, mais sans argumenter véritablement sur ces points. Or Voltaire et sa coterie avaient colonisé le gouvernement de leurs partisans. Ils obtinrent de Malesherbes et de Miromesnil qu’ils fissent interdire l’« Année littéraire » et mettre en prison quelques jours Fréron, qui en mourut de chagrin peu après (1776).(*)
Il y a bien quelques juristes qui lutteront avec courage pour la tradition et les libertés de l’Ancien régime. Citons deux provençaux : Pascalis, qui paya de sa vie sa fidélité aux institutions représentatives de la Provence, auxquelles il avait consacré sa vie, et qui fut assassiné sur l’ordre de Mirabeau ; et aussi Jacob Nicolas Moreau, qui fit à la fois la guerre aux parlements, à la camarilla philosophique et au libéralisme politique et économique. Il est héritier des grands légistes des XVI° et XVII° siècle comme Jean Bodin ou Guy Coquille. Dans un pamphlet assez drôle, Moreau se moque des vedettes des Lumières en ces termes : « Vers le quarante-huitième degré de latitude septentrionale, on a découvert nouvellement une Nation de Sauvages, plus féroce & plus redoutable que les Caraïbes ne l’ont jamais été. On les appelle Cacouacs: ils ne portent ni flèches, ni massues : leurs cheveux sont rangés avec art ; leurs vêtemens brillans d’or d’argent & de mille couleurs, les rendent semblables aux fleurs les plus éclatantes, ou aux oiseaux les plus richement panachés ; ils semblent n’avoir d’autre soin que de se parer, de se parfumer et de plaire : en les voyant, on sent un penchant secret qui vous attire vers eux : les grâces dont ils vous comblent, sont le dernier piège qu’ils emploient. Toutes leurs armes consistent dans un venin caché sous leur langue ; à chaque parole qu’ils prononcent, même du ton le plus doux & le plus riant, ce venin coule, s’échappe et se répand au loin. Par le secours de la magie qu’ils cultivent soigneusement, ils ont l’art de le lancer à quelque distance que ce soit. Comme ils ne sont pas moins lâches que méchans, ils n’attaquent en face que ceux dont ils croient n’avoir rien à craindre : le plus souvent ils lancent leur poison par derrière. » Malesherbes estima que ces attaques avaient porté à l’Encyclopédie « un coup plus mortel qu’un arrêt du Conseil ». L’auteur devra au soutien du Maréchal de Noailles de n’être pas embastillé. Sa pensée est incisive, mais porte toutes les contradictions de l’absolutisme, et notamment la foi en l’égalité des hommes tout en prétendant les diriger sans partage. En somme, Moreau combat les Lumières, mais sa pensée en est contaminée. Ce « dernier des légistes » sera ruiné par la révolution, mais ne figurera pas parmi ses victimes. Il mourra en 1804 dans un oubli dont il n’a pas encore été retiré.
En fait les premières réactions véritablement dangereuses pour les Lumières proviennent des Lumières elles-mêmes, ou plus exactement de leur environnement direct. Si les philosophes en effet sont extrêmement hostiles au catholicisme, dans ce que Léo Strauss appelle leur « colère antithéologique », ils sont en revanche toujours indulgents et même favorables à toutes les variations d’une spiritualité extérieure à la religion officielle : spiritisme, illuminisme, nécromancie, théosophie, métempsycose, hermétisme et autres « traditions cachées ». La baronne d’Oberkirch écrit à ce sujet : « Une chose très étrange à étudier, mais très vraie, c’est combien ce siècle-ci, le plus immoral qui ait existé, le plus incrédule, le plus philosophiquement fanfaron, tourne, vers sa fin, non pas à la foi, mais à la crédulité, à la superstition, à l’amour du merveilleux. » (Mémoires 1853 p.103)
Un exemple significatif de cette tendance est ce personnage hors du commun qu’était Louis-Claude de Saint-Martin. Il est adepte d’un christianisme désinstitutionnalisé, passé par toutes les étapes de la maçonnerie illuministe des « chevaliers maçons élus-coëns de l’Univers » de Martinès de Pasqually avec Jean baptiste Willermoz. Ces maçons mettent au centre de leur pensée l’idée de la dégradation irrémédiable de l’homme et de l’intervention permanente de la Providence divine à travers l’histoire, par-delà les « enseignements dénaturés de l’Église ». Cette théorie maçonnique sera, paradoxalement, à l’origine d’une pensée providentialiste propre à la Contre-révolution, hostile aux Lumières, celle de Joseph de Maistre, de Balzac et de Berdiaef.
Maistre écrivit à propos de Saint-Martin qu’il était « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes ». Tout en mentionnant ailleurs : « J’en suis resté à l’Église catholique et romaine : tandis que les pieux disciples de Louis Claude de Saint-Martin entreprennent de traverser les flots à la nage, je dormirai en paix dans cette barque (la nef de l’Eglise) qui cingle heureusement à travers les écueils et tempêtes depuis 1809 ans » (Soirées de St Pétersbourg, 11° entretien.) Cela ne l’empêchera pas de rester fidèle à la franc-maçonnerie durant toute son existence. (À suivre, demain vendredi) ■
(*) Ceci n’enlève rien à l’héroïsme de Malesherbes devant le Tribunal révolutionnaire en tant qu’avocat de Louis XVI, rôle dans lequel il fut un modèle de courage et de dignité.
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Merci pour cet excellent article. Une filiation des lumières ne se retrouve-il-pas dans le scientisme médical étalé au cours de la pandémie, alors que l’admiration de la vie (in Ipso vita erat, Jn 1,4) fait tant défaut à la haute autorité de santé, et autres hautes autorités économiques ?
En allant un peu plus loin, notre « haute autorité » ne reconnait que les traitements certifiés par les statistiques, c’est à dire par les nombres, ce qui prouve au passage qu’elle n’entend soigner que des maladies et non pas des malades.
Les nombres se trouvent ainsi érigés en juges, en valeur suprême.
La numérisation est un autre culte au nombre que l’efficacité technique justifie. Efficace surtout pour effacer toute notion qualitative dans ce qui reste de nos esprits.
Très bon article, dont j’attends la suite avec impatience.
L’absence d’opposition intellectuelle aux Lumières n’est-elle pas due à la décadence de la pensée issue des Pères de l’Eglise et des scolastiques (saint Thomas au premier chef) ?
L’absence d’opposition aux lumières semble se rejouer avec l’absence d’opposition à bien des scientismes.