II est de taille aussi menue qu’un des farfadets qui dansent le soir sur la lande, et passe pour avoir la langue aussi affilée que son aiguille. Assis sur une table, les jambes repliées, il mettait un fond tout neuf aux braies du vieux sergent. À ma vue, il tira en guise de salut la mèche de cheveux plats qui lui tombait sur les yeux, puis, quand je lui demandai :
— Quoi de neuf, Torreton ?
— Damoiselle, le neuf n’est pas pour vous faire rire.
— Dites-le quand même, Torreton.
« Sans plus attendre, ni cesser de tirer son aiguille, il se met à me narrer tous les mauvais présages qui, d’après lui, sont annonce de malheur : Guérous et loups garous sont sortis des fourrés, où ils s’enferment d’ordinaire, et viennent à la nuit hurler dans les carrefours1. Le Gobelin, qui est un petit homme habillé de rouge, entre, toutes portes closes dans les écuries, pour y tisser la crinière des chevaux. On voit des feux follets autour du vieux cimetière, et la lavandière de Landéan, qui vient les soirs de lune laver les linges des Trépassés, a été vue, maniant son battoir ensanglanté. Las ! j’y crois à mon tour, puisque j’ai vu !…
Tout mon corps frémit quand j’y pense. Cette nuit, comme le sommeil me fuyait, j’allai m’accouder au balcon de pierre ; il n’y avait pas de lune, mais toutes les étoiles semblaient regarder la terre. Tout d’un coup, près des étais de la tour que l’on bâtit, une lueur s’éleva, confuse d’abord, mais bientôt elle prit une forme étrange, reptile ou dragon, je ne sais… Horreur ! voilà que cela devient corps de femme ; sa tête est ornée de cheveux si longs qu’ils la voilent jusqu’à la ceinture, ses bras agitent un miroir. Elle me regarde avec des yeux méchants, non pour m’annoncer un danger, mais comme pour me prévenir d’une traîtrise !
Je ne rêvais pas puisque j’entendis son rire ; mon lévrier le ouït aussi, et se prit à hurler de frayeur. J’avais reconnu la Mélusine ; elle voletait auprès de moi, jusqu’à me faire sentir le souffle brûlant de sa bouche de sorcière. Dites ! elle apparaît seulement lorsqu’un danger menace quelqu’un de votre famille ? Pourquoi cet air si férocement joyeux, si elle avait mort à m’annoncer ?
Au moment où le veilleur sonna pour la minuit, elle disparut, me laissant transie de frayeur. Hugues ! Hugues ! pour qu’elle m’ait narguée ainsi, cette fée de votre famille, que se passe-t-il là-bas ?… Mort ou maladie l’aurait attristée et elle riait, je vous dis.
Un mot de vous me rassurerait, et je ne puis l’entendre ! Cette crainte qui m’est venue je n’en veux parler à quiconque, et la bannis même de ma pensée, comme injurieuse à mon bien-aimé. Je crois en lui comme je crois en moi, puisque tous deux avons même devise :
« Pour Loyaulté. »
Tant m’avait brisée ma vision de l’autre nuit que Dame Bertrande eut peine à m’emmener avec elle afin de distribuer l’aumône journalière. Cependant, pour oublier ses peines, il n’est point meilleure façon que de soulager celles des autres. J’en vis de telles, que je pense moins aux miennes.
La file des quémandeurs s’allonge chaque jour. Quand toutes celles qui pleurent à la fois et leur tendresse et leur pain s’en furent allées, en procession lamentable, je vis une petite vieillette si courbée par l’âge, que son menton joignait presque ses genoux. Elle m’attira par ma longue manche, et ses yeux, qui brillaient encore en sa face, ridée comme une pomme d’hiver, fixèrent les miens. De sa bouche qui branlait à l’ordinaire, sortirent ces mots :
— Pour être blanche ainsi, mon petit cœur, le Gobelin vous a dû jeter un sort.
— Je n’ai jamais vu le Gobelin, mère Touchefeu.
— Or donc, mon cœur, il tourne autour des filles dont le bel amy est parti.
— Mon bel ami est parti, mère Touchefeu, mais personne ne tourne autour de moi.
— Mon petit cœur, les fées aussi jalousent fille qui a bel amy et nuitamment viennent souffler sur leurs joues, pour en prendre les couleurs.
— Las ! je ne puis m’en taire, mère Touchefeu, je crois que la fée est venue.
Alors, la petite vieillette me fit seoir près d’elle sur le banc de pierre, et sa voix qui avait un son de viole très usée me dit :
— Mon cœur, croyez-en la mère Touchefeu, l’ancienne de la contrée, puisqu’elle aura bientôt cent ans : des jours pires encore que ceux-ci ont passé. On ne périt point de chagrin puisque me voilà, et mon bonhomme aussi vit encore, bien que mon aîné de trois ans. Les peines d’autrefois nous paraîtraient songes, si le seul fils qui nous reste, après en avoir perdu sept autres, n’était parti avec votre père, et notre deuil serait trop grand si nous n’espérions le revoir. Mais avons eu recours en toutes nos peines à Dame très puissante. Je ne vous dirai point son nom à cette heure, car choses de Dieu ne doivent pas à diableries se mêler. Mais mon vieil homme qui est, savant comme un clerc, puisqu’il a servi chez les moines de la Trinité, viendra vous aviser un de ces jours d’une histoire qu’il faut que vous sachiez. !
Ayez donc confiance, mon petit cœur, et ne craignez plus les fées ; votre promis reviendra, c’est la Mère-Grand qui vous le dit.
Et ces mots m’ont réconfortée. Hugues, mon promis, il faut parfois si peu de chose pour redonner courage à ceux qui ne le veulent pas perdre !
J’ai fait un vœu, et la Dame des Marais vous ramènera pour que vous m’aidiez à le tenir : Nous retrouverons sa statue, en quelque lieu qu’il la faille chercher, et la mettrons en belle place pour qu’elle puisse à nouveau garder sa ville, et sourire, mon bien-aimé, au bonheur que tiendra de vous.
Votre fidèle.
Jehanne de Fougères. »
XII
À LA COUR
Tout dort dans la grande demeure mi-couvent, mi-forteresse, cédée par les Chevaliers de Saint Jean d’Acre pour en faire l’Hostel de la Reine, et dont la sombre masse, posée comme un sceau de conquête sur la baie de Ptolémaïs, la domine depuis cinquante ans.
Seule, dans sa chambre étroite comme une cellule, Mahault veille ; son activité s’accommode mal de ce repos que le poids du jour oblige à prendre dans ces contrées où il se fait si lourd. Elle ne peut s’accoutumer à ces lits bas et durs, à ces pièces voûtées où, par crainte de la chaleur, les archières ne laissent pénétrer qu’un mince filet de jour. L’atmosphère spéciale à cette ville d’Acre où l’on respire à la fois l’encens des monastères, le relent des chèvres, la poussière laissée par les pieds des chevaux, lui est odieuse !
Aucun bruit ne parvient de la chambre voisine où Marguerite de Provence doit reposer ; d’ailleurs Mahault oserait-elle encore veiller sur cette convalescente avec la même sollicitude familière qu’aux jours où, presque seule avec elle, l’épouse de Louis IX, à laquelle on ne laissait point comme aux autres femmes le temps de se relever, quittait en hâte la ville de Damiette ? Cette ville était le gage du traité conclu après la défaite de Mansourah. Le Roy n’avait voulu céder aucun des châteaux et forteresses des Chrétiens en Terre Sainte. Même devant la menace du terrible supplice des Bernicles, il s’était montré si indomptable que le Sultan disait de lui : « C’est le plus fier chrétien que j’aie jamais vu. »
Il ’avait lui-même dicté des conditions à ses vainqueurs dans ce traité, conclu en la fête de l’Ascension douze cent cinquante, où il octroyait dix mille pesants d’or pour ses Chevaliers et Damiette pour sa personne.
« Car un Roy de France n’est point tel qu’il se doive racheter à prix d’argent. »
Depuis que l’échange des prisonniers avait été décidé, la sécurité revenait à tous.
Ceux qui avaient abandonné la Reine en Damiette étaient près d’elle maintenant « en ceste cité d’Acre, où bien des déloyaux peschés se commettaient »2.
Avec la légèreté qui est le propre de notre oublieuse race, ils avaient repris, dans cette cour minuscule, leurs mesquines intrigues et l’Hostel retentissait parfois d’une gaieté que Mahault trouvait intempestive.
À cette heure, droite sur sa rigide chaise de bois, en femme pratique qu’elle était, l’épouse de Bonnard établissait en elle-même le compte exact de ce qu’elle avait accompli et de ce qui lui restait à faire.
Avec une légitime fierté, elle se souvenait d’avoir été reçue au seuil d’Orient par Joinville en personne, de s’être trouvée à point pour consoler la dolence de son Roy !
— Mes mains, se disait-elle, l’ont pansé comme si j’avais été sa mère ; il a cru à ma vaillance comme si j’avais été son chevalier. Alors que je venais pour payer la rançon de mon frère, j’ai aidé à parfaire la solde d’une armée : tandis que d’autres, plus grands de nom, mais moins nobles de cœur, abandonnaient Damiette, la Bourgeoise de Paris y arrivait à temps pour bercer un enfant royal et essuyer les larmes d’une Reine. ▪ (À suivre)
1 Légendes et croyances du pays.
2 Joinville.
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 20 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF